Lac Baïkal, Sibérie 2 juin 2007
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Les eaux calmes du lac le plus profond du monde brillent du bleu profond et translucide d’un saphir poli. Alimenté par d’anciens cours d’eau froids dépourvus de vase et de sédiments, le lac Baïkal possède des eaux remarquablement limpides. Un minuscule crustacé, le Baïkal epishura, y participe activement en dévorant les algues et le plancton qui dégradent la plupart des lacs d’eau douce. Cette combinaison produit une telle transparence que, par beau temps, on peut apercevoir depuis la surface une pièce d’argent à trois cents mètres de fond.
Entouré de sommets dentelés couverts de neige au nord et d’une dense taïga plantée de bouleaux, mélèzes et pins au sud, la « perle bleue de la Sibérie » s’étend comme un flambeau de beauté au milieu d’un paysage hostile. Situé en plein cœur de la Sibérie centrale, le lac en forme de croissant s’incurve du sud vers le nord sur six cents kilomètres, juste au-dessus de la frontière avec la Mongolie. Cette énorme étendue d’eau, de plus d’un kilomètre de profondeur par endroits, contient un cinquième de toute l’eau douce de la planète, ce qui représente plus que tous les grands lacs d’Amérique du Nord réunis. Seuls quelques villages de pêcheurs peuplent les rives du lac, qui n’est autre qu’une immense mer de tranquillité presque vide. C’est seulement à l’extrémité sud que le lac s’étend vers des centres de population plus importants. Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale d’un demi-million de résidents, se trouve à soixante kilomètres à l’ouest, tandis que la vénérable cité d’Oulan-Oude n’est elle guère éloignée de la rive est.
Theresa Hollema releva les yeux de son ordinateur portable pour admirer brièvement les montagnes violettes au bord du lac, couronnées par des nuages cotonneux accrochés aux sommets. La géophysicienne hollandaise se délecta de ce ciel bleu qu’elle avait si rarement l’occasion de voir chez elle en banlieue d’Amsterdam. Aspirant une grande bouffée d’air frais, elle essaya inconsciemment d’absorber le paysage de tous ses sens.
— C’est une journée agréable sur le lac, non ? demanda Tatiana Borjin.
Elle s’exprimait d’une voix grave, sur ce ton monocorde propre aux Russes qui parlent l’anglais. Pourtant, cette voix gutturale et sa personnalité de femme d’affaires ne concordaient pas avec son apparence physique. Bien qu’elle ressemblât à l’ethnie locale des Bouriates, elle était en réalité mongole. Avec ses longs cheveux noirs, sa peau couleur bronze et ses yeux en amande, elle possédait une beauté naturelle et robuste. Mais il y avait une profonde intensité dans ses yeux noirs qui semblaient tout envisager avec un terrible sérieux.
— J’ignorais que la Sibérie était à ce point magnifique, répondit Theresa. Ce lac est à couper le souffle. Si calme et paisible.
— C’est un havre de paix en ce moment, mais il peut devenir mauvais en un instant. Les Sarma, les vents soudains du nord-ouest, peuvent éclater sur le lac avec la force d’un ouragan. Les cimetières de la région sont peuplés de pêcheurs ayant manqué de respect aux forces du Baïkal.
Un léger frisson parcourut la colonne vertébrale de Theresa. Les habitants de la région parlaient constamment de l’esprit du lac. Les eaux pures du Baïkal étaient une attraction culturelle dont les Sibériens étaient fiers, et la protection du lac contre les pollutions industrielles avait suscité une mobilisation écologiste à l’échelle mondiale. Même le gouvernement russe avait été surpris du cri d’indignation généralisée lorsqu’il avait décidé de construire une usine de transformation de la cellulose des arbres sur la rive sud, cinquante ans auparavant. Theresa espérait seulement qu’une armada de canots Greenpeace n’allait pas apparaître sur le lac pour dénoncer leur présence.
D’ailleurs, se persuada-t-elle, son implication personnelle était relativement inoffensive. Son employeur, Royal Dutch Shell, avait été mandaté pour étudier une section du lac susceptible d’abriter des gisements pétroliers. Personne cependant n’avait parlé de forage ni de puits exploratoires, et elle était certaine que de toute façon cela ne se produirait jamais sur le lac. Son bureau d’études essayait seulement de complaire aux propriétaires du gisement de pétrole sibérien dans l’espoir d’autres contrats plus lucratifs. Theresa n’avait jamais entendu parler de l’Avarga Oil Consortium avant son voyage en Sibérie, mais elle savait qu’il y avait une multitude de compagnies pétrolières sur le marché russe. Quelques entreprises financées par le gouvernement, comme Yukos et Gasprom, faisaient les gros titres, mais, comme partout dans le monde, il y avait toujours quelques spéculateurs pour se disputer une part du gâteau. D’après ce qu’elle avait vu jusqu’à présent, le consortium Avarga n’en avait tiré aucun bénéfice.
— Manifestement, ils ne gaspillent pas leur argent en recherche et développement, lança-t-elle pour plaisanter aux deux autres ingénieurs Shell qui l’accompagnaient, tandis qu’ils montaient à bord du bateau de location.
— Ce n’est pas bête de l’avoir maquillé pour qu’il ressemble à un bateau de pêche décrépit, lança Jim Wofford, un grand géophysicien jovial originaire de l’Arkansas, qui arborait une épaisse moustache et un perpétuel sourire aux lèvres.
Le bateau de pêche noir à la proue élancée avait l’air d’un rescapé du cimetière naval. La peinture extérieure pelait de toutes parts et l’embarcation tout entière empestait le bois pourri et le poisson mort. Cela faisait des dizaines d’années que l’on n’avait pas briqué les cuivres et seuls des orages occasionnels avaient lavé les ponts. Theresa remarqua, mal à l’aise, que la pompe de cale fonctionnait en permanence pour écoper.
— Nous ne possédons pas nos propres bateaux, déclara Tatiana sans s’excuser.
En tant que représentante du groupe Avarga, elle avait été la seule interlocutrice du bureau d’études de Shell.
— Cela ne fait rien, lança Wofford en souriant, car ce qui manque en espace est largement compensé par l’inconfort.
— Certes, mais je parierais qu’il y a du caviar caché à bord, répliqua le partenaire de Wofford, Dave Roy, un de ses collègues ingénieurs sismiques, qui parlait avec un léger accent de Boston.
Comme Roy le savait, le lac Baïkal abritait d’énormes esturgeons qui pouvaient porter jusqu’à dix kilos de caviar.
Theresa donna un coup de main à Roy et Wofford qui chargeaient à bord leurs moniteurs sismiques, les câbles, le sondeur bathymétrique remorqué, et organisaient le matériel sur le minuscule pont du bateau de pêche de huit mètres cinquante.
— Du caviar ? Pour un buveur de bière comme toi ? se moqua Theresa.
— En réalité, cela va extrêmement bien ensemble, répliqua Roy avec une fausse gravité. Le sodium que contient le caviar produit une déshydratation à laquelle remédie parfaitement une boisson à base de malt.
— En d’autres termes, c’est une bonne excuse pour boire davantage de bière.
— Qui a besoin d’une excuse pour boire de la bière ? demanda Wofford avec indignation.
— J’abandonne, dit Theresa en riant. Loin de moi l’idée de me disputer avec un alcoolique. Encore moins avec deux.
Tatiana les dévisagea sans sourire, puis, une fois tout l’équipement rangé, elle fit un signe de tête au capitaine. Cet homme au visage austère qui portait un chapeau en tweed avait un énorme nez bulbeux coloré en rouge par sa consommation régulière de vodka. Il entra dans la minuscule timonerie, et fit démarrer le moteur diesel fumant avant de larguer les amarres. Sur des eaux calmes, ils s’éloignèrent en hoquetant de leur point d’attache au petit village de pêcheurs touristique de Listvyanka, située sur la rive sud-ouest du lac.
Tatiana déroula une carte du lac et désigna une zone à soixante kilomètres au nord de la ville.
— Nous étudierons cet endroit dans la baie de Peschanaya, dit-elle aux géologues. Les pêcheurs y ont noté de nombreuses taches d’huile à la surface, ce qui pourrait indiquer un suintement d’hydrocarbures.
— Vous n’allez pas nous emmener en eau profonde, n’est-ce pas Tatiana ? demanda Wofford.
— Je suis consciente des limites de l’équipement mis à votre disposition. Bien que nous ayons un certain nombre de gisements potentiels au centre du lac, je sais bien qu’il y a trop de profondeur pour pouvoir les étudier. Notre objectif de recherche se concentre sur quatre points dans le sud du lac Baïkal qui sont tous proches de la rive, donc sans doute peu profonds.
— C’est ce dont nous allons nous assurer, répliqua Roy en branchant un câble étanche dans le sondeur bathymétrique jaune d’un mètre quatre-vingts.
En plus de fournir une image par dérivation acoustique du fond du lac, le sondeur renseignerait également sur la profondeur relative quand on le remorquerait.
— Les sites sont-ils tous situés sur la rive ouest ? demanda Theresa.
— Seulement celui de la baie de Peschanaya. Nous devrons traverser le lac pour aller couvrir les trois autres sites, qui se trouvent eux sur la rive est.
Le vieux bateau de pêche passa devant les docks de Listvyanka, croisant un ferry hydroptère qui regagnait le port après un trajet jusqu’à Port Baïkal, sur l’autre rive de l’Angara. Ce bateau de tourisme élancé détonnait à côté de la petite flotte de vieux bateaux en bois qui pullulaient dans les eaux de Listvyanka. En sortant du petit port, le bateau de pêche tourna vers le nord, épousant la rive ouest découpée du lac. Une taïga profonde et luxuriante comme une moquette verte s’étendait jusqu’à la rive, laissant apparaître çà et là des prés ondoyants d’herbe grasse. Au milieu des couleurs riches du paysage qui se reflétait dans les eaux bleues limpides, Theresa avait du mal à imaginer la rudesse de cette région au plus fort de l’hiver, lorsqu’une couche de glace d’un mètre vingt recouvrait le lac. Elle frissonna à cette pensée, heureuse d’être au début de l’été, à l’époque où les jours sont les plus longs.
Mais en réalité, cela n’avait guère d’importance pour elle. Férue de découvertes et de voyages, elle aurait volontiers visité le lac en janvier rien que pour l’expérience. Brillante et dotée d’un excellent esprit d’analyse, Theresa avait choisi sa carrière moins pour la stimulation intellectuelle que pour les occasions qu’elle offrait de voyager dans les régions les plus reculées du globe. Des séjours prolongés en Indonésie, au Venezuela et dans la Baltique étaient interrompus par d’occasionnelles missions de deux semaines comme celle-ci, lors desquelles on l’envoyait prospecter sur des gisements de pétrole dans des lieux inhabituels. Travailler dans un univers masculin ne lui avait pas porté préjudice, car sa vivacité et sa vision de la vie pleine d’humour lui permettaient de se faire rapidement adopter des hommes si sa silhouette sportive, ses cheveux noirs et ses yeux noisette ne les avaient pas immédiatement conquis.
À soixante kilomètres au nord de Listvyanka, une baie peu profonde du nom de Peschanaya coupait la rive ouest, protégeant une étroite plage sablonneuse. Tandis que le capitaine amenait la proue du bateau dans la baie, Tatiana se tourna vers Theresa et lança :
— Nous allons démarrer ici.
Une fois le moteur au point mort et le bateau à la dérive, Roy et Wofford passèrent par-dessus la poupe le sondeur bathymétrique tracté tandis que Theresa montait une antenne GPS sur le garde-corps et la raccordait à l’ordinateur du sondeur. Tatiana jeta un coup d’œil à un indicateur de profondeur installé dans la timonerie et lança :
— On est à trente mètres.
— Pas trop profond, c’est bien, dit Theresa tandis que le bateau redémarrait, remorquant le capteur à une trentaine de mètres derrière lui.
Une image numérique du fond du lac s’afficha sur l’écran en couleur qui analysait les signaux acoustiques émis depuis le sondeur.
— Nous pouvons obtenir des résultats fiables tant que la profondeur reste inférieure à cinquante mètres, déclara Wofford. Pour plus de fond, il nous faudra plus de câble et un autre bateau.
— Et plus de caviar, ajouta Roy en mimant un air affamé.
Lentement, le bateau de pêche se mit à ratisser la baie ; le capitaine au visage sévère tenait la barre avec légèreté tandis que les quatre passagers, à la poupe, se penchaient sur le moniteur du sonar. Notant des formations géologiques inhabituelles, ils relevèrent leurs coordonnées dans le but de déceler les signes caractéristiques d’un éventuel gisement d’hydrocarbures. Des études plus poussées, à l’aide de carottages ou d’une analyse géochimique d’échantillons d’eau, devraient ensuite être entreprises pour vérifier l’hypothèse d’un suintement, le sondeur leur permettant de se concentrer sur les anomalies géologiques à examiner en priorité.
Lorsqu’ils atteignirent la rive nord du lac, Theresa se releva et s’étira tandis que le capitaine manœuvrait le bateau et le mettait en position pour la dernière ligne droite. Vers le centre du lac, elle remarqua un grand navire gris sale qui naviguait vers le nord. On aurait dit un navire de recherche, avec un hélicoptère vieillot coincé sur le pont arrière. Les rotors de l’hélicoptère tournaient comme s’il se préparait à décoller. En regardant la passerelle, elle fut surprise de découvrir à la fois un drapeau russe et un drapeau américain. Sans doute une expédition scientifique conjointe, songea-t-elle. En se documentant sur le lac Baïkal, elle avait été surprise d’y découvrir l’intérêt des chercheurs occidentaux pour ce lac pittoresque à la flore et la faune uniques. Géophysiciens, microbiologistes et scientifiques spécialistes de l’environnement venaient des quatre coins du monde pour étudier le lac et ses eaux pures.
— On est en position, lança Roy de l’autre côté du pont.
Vingt minutes plus tard, ils atteignaient la rive sud de la baie, achevant ainsi leur balayage systématique.
Theresa identifia trois structures géologiques décelées par le sonar qui mériteraient de plus amples observations.
— Voilà qui est fait pour le premier acte, déclara Wofford. Et maintenant ?
— Nous allons traverser le lac jusqu’à ce point, dit Tatiana en posant son doigt mince sur la carte. À trente-cinq kilomètres au sud-est de notre position actuelle.
— Autant laisser le sonar en place. De toute façon, je ne crois pas que ce bateau puisse dépasser notre vitesse d’observation, cela nous permettra d’avoir un aperçu de la profondeur en traversant, dit Theresa.
— Pas de problème, répondit Wofford en s’asseyant sur le pont pour étirer ses longues jambes contre le parapet.
Tandis qu’il observait nonchalamment le moniteur, une expression sceptique se peignit soudain sur son visage.
— C’est bizarre, marmonna-t-il.
Roy se pencha pour regarder. L’image numérique sombre du fond du lac s’était soudain dégradée, remplacée par un barrage de lignes brisées qui traversaient l’écran de gauche à droite.
— C’est le sondeur bathymétrique qui rebondit sur le fond ? demanda-t-il.
— Impossible, répondit Wofford après avoir vérifié la profondeur. Il se trouve à quarante mètres au-dessus du fond.
L’interférence continua pendant quelques secondes, puis, aussi abruptement qu’elle avait commencé, elle s’évanouit et l’image du fond réapparut clairement sur l’écran.
— Peut-être que l’un de ces esturgeons géants a essayé de mordre notre sondeur, suggéra Wofford, soulagé de constater que les appareils fonctionnaient de nouveau.
Mais à peine s’était-il tu qu’un grondement sourd et profond fît trembler la surface de l’eau.
Bien plus long et grave qu’un coup de tonnerre, le son était étrangement étouffé. Pendant près d’une minute, l’étrange murmure résonna sur le lac. Tous à bord du bateau avaient les yeux rivés vers le nord, mais ils n’aperçurent rien qui pût être à l’origine du bruit.
— Des travaux de construction ? suggéra Theresa qui cherchait une réponse.
— Peut-être, répondit Roy. Mais cela vient de loin.
Un coup d’œil au moniteur lui confirma qu’une onde brève avait légèrement troublé l’image avant que tout ne revienne à la normale.
— Quoi que ce soit dit Wofford en grimaçant, j’aimerais bien que ça arrête d’interférer avec notre matériel.
2
À seize kilomètres au nord, Rudi Gunn posa le pied sur l’aileron de passerelle du vaisseau de recherche russe à la coque grise qui portait le nom de Vereshchagin, et contempla l’azur au-dessus de lui. Ôtant ses épaisses lunettes à monture d’écaille, il en nettoya soigneusement les verres avant de scruter le ciel. Puis, secouant la tête, il regagna la passerelle en murmurant :
— On dirait du tonnerre, mais il n’y a pas un nuage dans le ciel.
Le rire sonore d’un homme corpulent, aux cheveux et à la barbe noirs, accompagna ces mots. Le Pr Alexander Sarghov ressemblait à un ours de cirque, sa large silhouette cependant adoucie par son attitude joviale et un chaleureux regard d’ébène qui pétillait de vie. Le géophysicien de l’Institut limnologique de l’Académie russe des sciences aimait rire, surtout aux dépens de ses nouveaux amis américains.
— Vous autres Occidentaux, vous êtes trop drôles, s’esclaffa-t-il avec un accent prononcé.
— Alexander, il faut excuser Rudi, répliqua un homme à la voix grave et chaude de l’autre côté de la passerelle. Il n’a jamais vécu dans une zone sismique.
Les yeux d’opale de Dirk Pitt pétillaient d’amusement tandis qu’il aidait Sarghov à taquiner son bras droit. Le directeur de l’Agence nationale marine et sous-marine américaine, la NUMA, apparut derrière une rangée de moniteurs et étira son mètre quatre-vingt-dix, les paumes de ses mains effleurant le plafond. Bien que plus d’une vingtaine d’années d’aventures sous-marines aient laissé des traces sur son corps résistant, il avait encore une silhouette longiligne. Seules quelques rides autour des yeux et un grisonnement sur les tempes qui gagnait du terrain témoignaient de sa lutte avec l’âge.
— Un tremblement de terre ? s’interrogea Gunn.
L’intelligent directeur adjoint de la NUMA, diplômé d’Annapolis et ancien commandant de la Navy, scruta la surface de l’eau avec curiosité.
— Cela m’est arrivé une ou deux fois, mais on les ressentait sans les entendre.
— Les petits ne font que secouer la vaisselle, mais les tremblements de terre plus importants peuvent faire le bruit d’un chapelet de locomotives.
— Il y a une activité tectonique importante sous le lac Baïkal, ajouta Sarghov. Des séismes se produisent fréquemment dans cette région.
— Personnellement, je peux m’en passer, lança Gunn penaud en regagnant son siège près de la rangée de moniteurs. J’espère qu’ils ne vont pas interférer avec les mesures que nous prenons des courants du lac.
Le Vereshchagin avait à son bord une expédition scientifique américano-russe destinée à étudier les courants non répertoriés du lac Baïkal. Peu enclin à rester confiné au siège de la NUMA à Washington, Pitt dirigeait la petite équipe de l’agence de recherche gouvernementale en collaboration avec des scientifiques de l’Institut limnologique d’Irkoutsk. Les Russes fournissaient le navire et l’équipage, tandis que les Américains s’occupaient des bouées acoustiques et d’un équipement de surveillance ultraperfectionnés qui seraient utilisés pour créer une image 3D du lac et de ses courants. La grande profondeur du lac Baïkal était connue pour compliquer les schémas de circulation d’eau uniques qui se comportaient souvent de manière imprévisible. Dans les villages qui bordaient le lac, couraient des légendes de tourbillons et de bateaux de pêche entraînés sous l’eau par leurs filets.
Partie de la pointe nord du lac, l’équipe scientifique avait déployé des dizaines de minuscules capteurs, enveloppés dans des nacelles de couleur orange qui avaient été lestées, pour dériver à différentes profondeurs. Les capteurs mesuraient en permanence la température et la pression, sans oublier leur position, et transmettaient ces données instantanément à une série de grands transpondeurs sous-marins fixes à des endroits précis. Les ordinateurs à bord du Vereshchagin traitaient ces données et affichaient les résultats sous forme d’images tridimensionnelles. Gunn jeta un coup d’œil à une rangée de moniteurs devant lui, puis se concentra sur l’un d’eux en particulier, qui analysait la partie centrale du lac. L’image ressemblait à un paquet de billes orange flottant dans un bol de crème glacée bleue. Presque d’un seul mouvement, une guirlande verticale de balles orange sauta rapidement vers le haut de l’écran.
— Waouh ! Soit l’un des transpondeurs a pété les plombs, soit il y a un trouble significatif au fond du lac, s’exclama-t-il.
Pitt et Sarghov se retournèrent pour étudier le moniteur, observant un flot de points orange qui remontaient vers la surface.
— Le courant remonte à une vitesse incroyable, dit Sarghov, les sourcils froncés. J’ai peine à croire qu’un tremblement de terre ait pu être assez important pour produire un tel effet.
— Peut-être pas le tremblement de terre lui-même, avança Pitt, mais un effet secondaire. Un glissement de terrain sous-marin déclenché par un séisme de faible importance pourrait créer ce genre de courant ascendant.
À deux cent dix kilomètres au nord du Vereshchagin, six cents mètres sous la surface, les événements donnaient raison à Pitt. Les premiers grondements entendus semblaient provenir des ondes de choc provoquées par un fort séisme, d’une intensité de 6.7 sur l’échelle de Richter. Les sismologues détermineraient plus tard que l’épicentre se situait près de la rive nord, mais il eut un effet dévastateur jusqu’au milieu du flanc ouest, près de l’île d’Olkhon. Cette vaste étendue de terre sèche désolée se trouvait près du centre du lac. Juste au large de la rive est de l’île, le fond du lac s’abaissait brutalement en pente raide jusqu’à l’un des endroits les plus profonds.
Les études sismiques avaient révélé des dizaines de lignes de faille, dont une près de l’île d’Olkhon. Si un géologue sous-marin avait examiné la ligne de faille avant et après le séisme, il aurait pu mesurer un mouvement de moins de trois millimètres. Pourtant, ces trois millimètres furent suffisants pour provoquer ce que les scientifiques nomment « rupture de faille avec déplacement vertical », ou glissement de terrain sous-marin.
Les effets invisibles de ce tremblement de terre arrachèrent un gros bloc de sédiments alluviaux de près de vingt mètres d’épaisseur. La masse mouvante des sédiments libérés glissa dans un ravin à la façon d’une avalanche, dont la masse comme la vitesse augmentèrent au fur et à mesure. La montagne de cailloux, de limon et de boue tomba de près de huit cents mètres, recouvrant collines et affleurements sous-marins qui se trouvaient sur son chemin avant d’entrer en collision avec le fond du lac, à une profondeur de mille cinq cents mètres.
En quelques secondes, un million de mètres cubes de sédiments furent largués sur le plancher du lac en un nuage sale de vase. Le grondement étouffé du glissement de terrain se dissipa bientôt, non sans avoir déclenché une violente vague d’énergie. Les sédiments en mouvement déplacèrent un immense mur d’eau, d’abord du fond, près du glissement de terrain, puis jusqu’à la surface, comme lorsque l’on pousse l’eau de la main sous la surface d’une baignoire. La force des millions de litres déplacés devait bien se diriger quelque part.
Le glissement sous-marin s’était produit au large de l’île d’Olkhon en direction du sud, et la vague avait commencé à se déplacer dans cette direction. Au nord du glissement de terrain, le lac allait rester relativement calme, mais au sud, un rouleau d’une force destructrice allait se déchaîner. En mer, elle aurait porté le nom de tsunami, mais dans le cadre d’un lac d’eau douce, on parlait d’une vague de seiche.
Une vague déferlante de trois mètres de haut avançait vers le sud dans la moitié inférieure du lac. Moins elle traversait de zones profondes, plus l’amplitude et la vitesse augmentaient. Pour ceux qui se trouveraient sur son chemin, ce mur liquide signifiait la mort.
Sur la passerelle du Vereshchagin, Pitt et Gunn suivirent l’avancée de la vague meurtrière avec une inquiétude croissante. Un agrandissement de la carte en 3D du lac au sud de l’île d’Olkhon montrait un tourbillon de points orange qui sautaient rapidement les uns à la suite des autres.
— Active seulement les capteurs de surface, Rudi. Voyons exactement ce qui se passe au-dessus, demanda Pitt.
Gunn enfonça rapidement quelques touches du clavier et soudain s’afficha sur le moniteur l’image en 2D du déploiement des capteurs de surface qui flottaient sur une bande de sept kilomètres de long. Tous les yeux se braquèrent sur l’écran alors que les points orange sautaient lentement l’un après l’autre sur une ligne du nord vers le sud.
— C’est bien une déferlante. Les capteurs se soulèvent d’au moins cinq mètres sur son passage, expliqua Gunn.
Il vérifia une nouvelle fois ses mesures, puis regarda silencieusement Pitt et Sarghov en hochant la tête, l’air grave.
— Bien sûr, seul un glissement de terrain a pu produire une telle vague, déclara Sarghov en analysant les images électroniques.
Le Russe tendit le doigt vers une carte du lac épinglée sur la cloison.
— La vague va emprunter le delta de la Selenga, qui est peu profond, en allant vers le sud. Peut-être que cela va diminuer sa force.
Pitt secoua la tête.
— Si la vague passe dans des eaux moins profondes, cela risque au contraire d’augmenter sa force en surface, dit-il. À quelle vitesse se déplace-t-elle, Rudi ?
Gunn utilisa la souris pour tracer une ligne entre deux capteurs afin de mesurer la distance qui les séparait.
— En se basant sur les oscillations des capteurs, la vague semble avancer à deux cents kilomètres à l’heure.
— Ce qui la ferait arriver sur nous dans environ cinquante minutes, calcula Pitt.
Son esprit était déjà en ébullition. Le Vereshchagin était un navire robuste et stable, il le savait, et ne s’en sortirait probablement qu’avec des dommages minimes. Mais il en irait autrement pour le reste du trafic maritime sur le lac, surtout les petits bateaux de pêche et de transport qui n’étaient pas prévus pour supporter l’assaut d’une vague de trois mètres de haut. Sans parler des habitations, en particulier celles qui se trouvaient tout au bord du lac, qui seraient rapidement inondées.
— Pr Sarghov, je suggère que le capitaine lance immédiatement un message d’alerte à tous les bateaux du lac. Dès que la vague sera visible à l’œil nu, il sera trop tard pour se mettre à l’abri. Il faudra entrer en contact avec les autorités portuaires pour faire évacuer tous les habitants menacés par l’inondation. Il n’y a pas une minute à perdre.
Sarghov se fraya un chemin jusqu’à la radio du bateau et lança lui-même l’avertissement. La radio bourdonna tandis qu’une myriade de correspondants rappelaient pour confirmer la réception. Bien que Pitt ne parlât pas russe, il devinait au ton des réponses qu’un certain nombre d’entre eux pensaient que Sarghov était soit fou soit ivre. Pitt ne put s’empêcher de sourire lorsque le scientifique, habituellement jovial, devint tout rouge et cracha une série d’obscénités dans le micro.
— Ces abrutis de pêcheurs ! Ils me traitent de fou ! s’exclama-t-il.
Les avertissements furent néanmoins pris au sérieux lorsque le capitaine d’un petit bateau appela, hystérique, pour annoncer que son embarcation, pourtant abritée dans la baie d’Aya, venait d’être épargnée malgré la frange de la vague qui était passée près de lui. Pitt étudia l’horizon avec ses jumelles et discerna une demi-douzaine de bateaux de pêche noirs qui rentraient au moteur se mettre à l’abri à Listvyanka, en plus d’un petit porte-conteneurs et d’un ferry hydroptère.
— Je pense que cette fois, ils vont vous écouter, Alex, déclara Pitt.
— Oui, fit Sarghov, soulagé. La police de Listvyanka a diffusé un message d’alerte à tous les postes au bord du lac et envoie des agents sur le terrain pour évacuer les zones à risque. Nous avons fait tout ce que nous pouvions.
— Peut-être pourriez-vous avoir la gentillesse de demander au capitaine de mettre le cap sur Listvyanka et la rive ouest à la plus grande vitesse possible, suggéra Pitt, amusé que Sarghov n’ait pas pensé à leur propre sort.
Tandis que le Vereshchagin virait vers Listvyanka en augmentant sa vitesse, Gunn étudiait la carte du lac Baïkal, passant le doigt sur la rive inférieure qui faisait un angle vers l’ouest.
— Si la vague maintient son cap vers le sud, nous devrions être à quelque distance de son point d’impact le plus fort, fit-il remarquer.
— C’est ce que j’espère bien, répliqua Pitt.
— Nous sommes à vingt-huit kilomètres de Listvyanka, déclara Sarghov en regardant la rive ouest par la fenêtre de la passerelle. Cela va être chaud, comme vous dites.
À Listvyanka, une antique alarme antiaérienne hurlait et les résidents, paniqués, se dépêchaient de hisser les petits bateaux à terre et d’amarrer solidement les plus gros aux pontons. Les écoliers furent renvoyés chez eux porteurs de messages d’alerte pour leurs parents, tandis que les boutiques du port étaient rapidement fermées. Tous les riverains du lac se regroupèrent en hauteur dans l’attente du déferlement de la montagne d’eau.
— On dirait le Derby irlandais... Par ici ! lança Sarghov avec un sourire sans joie.
Une dizaine de bateaux s’égrenaient devant eux, filant vers Listvyanka comme s’ils étaient attirés par un aimant. Le capitaine du Vereshchagin, un homme calme et pondéré du nom de lan Kharitonov, tenait fermement la barre, priant silencieusement son bateau d’avancer plus vite. Comme les autres sur la passerelle, il jetait de temps à autre un regard à la dérobée vers le nord, à la recherche d’un indice qui aurait signalé l’arrivée de la vague.
Pitt scruta le radar du navire et remarqua un point stationnaire à seize kilomètres au sud-est de leur position actuelle.
— Apparemment, quelqu’un n’a pas eu le message, dit-il à Sarghov en lui montrant l’écran.
— Cet idiot a sans doute éteint sa radio, marmonna Sarghov en plaquant ses jumelles contre le hublot à bâbord.
Au loin, il ne discernait qu’une petite tache noire qui avançait lentement vers l’est.
— Il fonce droit au cœur de la tempête, dit Sarghov en attrapant une nouvelle fois le micro de la radio.
Il eut beau héler à plusieurs reprises le navire isolé, il n’obtint aucune réponse.
— Leur ignorance va leur coûter la vie, dit-il lentement en hochant la tête tandis qu’il raccrochait le micro.
Mais il fut détourné de son angoisse par un bruit fort qui fit vibrer les fenêtres de la passerelle.
Effleurant la surface de l’eau, un petit hélicoptère sembla arriver droit sur la passerelle du Vereshchagin, pourtant il se mit en vol stationnaire une fois au-dessus de l’aileron de passerelle tribord. Il s’agissait d’un Kamov Ka-26, un vieil hélicoptère soviétique civil qui avait eu son heure de gloire dans les années soixante en tant que transporteur léger. La carlingue n’était plus qu’un manteau passé de peinture argentée orné du blason de l’Institut limnologique. L’hélicoptère, vieux de trente-cinq ans, descendit plus près du bateau et le pilote, tout en mâchonnant un cigare, adressa un signe amical aux hommes sur la passerelle.
— Tous les capteurs sont largués. Demande permission de garer l’oiseau et de l’amarrer avant l’arrivée de la vague, lança la voix grave d’Al Giordino qui grésillait dans la radio.
Sarghov se leva et jeta un coup d’œil à l’extérieur, regardant d’un air effaré les pales de l’hélicoptère tout proche.
— Il s’agit d’une pièce de valeur pour notre institut, dit-il à Pitt d’une voix rauque.
— Ne vous inquiétez pas, Alexander, répondit Pitt en s’empêchant de sourire. Al pourrait faire passer un 747 par le trou d’un beignet.
— Il serait peut-être préférable qu’il se pose à terre, plutôt que de risquer qu’il soit malmené sur le pont, lança Gunn.
— Oui... Bien sûr, bégaya Sarghov qui ne souhaitait qu’une chose : voir l’hélicoptère s’éloigner de la passerelle.
— Si cela ne vous fait rien, j’aimerais aller jeter un coup d’œil à ce bateau de pêche égaré pour essayer de l’alerter, dit Pitt.
Sarghov avisa les yeux parfaitement calmes de Pitt et opina du chef. Pitt attrapa vivement le micro de la radio.
— Al, où en es-tu côté carburant ? demanda-t-il.
— Je viens de faire le plein à l’aérodrome de Port Baïkal. Il doit me rester environ trois heures et demie de temps de vol. Si j’y vais doucement. Mais je dois dire que le siège du pilote n’est pas des plus confortables.
Après avoir passé la plus grande partie de l’après-midi à déployer les capteurs orange sur le lac, Giordino était fatigué de piloter cet engin exigeant.
— Vas-y, pose-toi sur la plate-forme, mais ne coupe pas le moteur. Nous avons une visite d’urgence à faire.
— Compris, coassa la radio.
L’hélicoptère s’éleva immédiatement et glissa vers l’arrière du bateau où il se posa doucement sur une plate-forme vermoulue montée sur le pont arrière.
— Rudi, tiens-nous informés par radio de la progression de la vague. Nous ramènerons l’hélicoptère à terre après avoir prévenu le bateau de pêche.
— À vos ordres, chef, répondit Gunn tandis que Pitt sortait en courant de la passerelle.
S’élançant vers l’arrière du bateau, Pitt dégringola d’un étage pour atteindre sa cabine, d’où il ressortit au bout de quelques secondes avec un sac de marin rouge sur l’épaule. Il monta les marches quatre à quatre et descendit la coursive centrale pour déboucher sur le pont arrière ouvert, où se trouvait un énorme caisson de décompression blanc. L’hélicoptère fouettait bruyamment l’air au-dessus de lui et il sentit le vent des pales en grimpant les quelques marches étroites pour atteindre la plate-forme et ouvrir la portière passager du Kamov.
L’étrange petit hélicoptère le faisait songer à une libellule. Au premier regard, l’appareil de neuf mètres de long était à peine plus qu’un fuselage. Le minuscule cockpit semblait comme coupé en deux derrière les postes de commande jumeaux, la cabine passagers détachable ayant été enlevée. Ce vieil hélicoptère avait en effet été conçu pour être polyvalent, pouvant aussi bien servir à transporter un réservoir pour l’épandage agricole, une cabine d’évacuation sanitaire ou des passagers, ou même, selon les besoins de l’institut, une plate-forme ouverte. À celle-ci était accroché un grand râtelier plein de tubes dans lesquels on glissait les capteurs. Au-dessus, montés sur le fuselage, se trouvaient deux moteurs à pistons radiaux qui actionnaient les deux pales distinctes, contra-rotatives, fixées l’une au-dessus de l’autre. Un chétif empennage arrière menait à un large stabilisateur et à une gouverne de profondeur. En revanche, sur ce modèle, il n’y avait pas de rotor de queue. Le Ka-26 ou « Hoodlum », « gangster » comme on le surnommait à l’Ouest, était conçu comme un système de portance polyvalent. En mer, il était parfait pour opérer à partir d’une petite plate-forme sur un bateau.
Tandis que Pitt s’élançait vers le côté droit de la cabine de pilotage, la porte passager s’ouvrit et un jeune technicien russe portant une casquette ZZ Top sauta sur le pont. Il invita Pitt à prendre place, puis tendit au grand Américain son casque radio et s’éloigna rapidement de la plate-forme. Pitt logea son sac au pied du siège et grimpa, jetant un coup d’œil à son vieil ami aux commandes tandis qu’il fermait la porte.
Albert Giordino n’avait certes pas la silhouette du fringant aviateur. Le corpulent Italien aux bras en forme de marteau-piqueur mesurait presque trente centimètres de moins que Pitt. Une tignasse noire et rebelle encadrait de boucles son visage, qui n’avait pas croisé le chemin d’un rasoir depuis des jours, tandis qu’il mâchonnait un éternel cigare. Ses yeux noisette brillaient d’intelligence et pétillaient, moqueurs, même aux moments les plus éprouvants. L’ami de toujours de Pitt, directeur de la technologie sous-marine pour la NUMA, était plus à l’aise aux commandes d’un submersible, mais savait également manier d’une main de velours la plupart des appareils volants.
— J’ai entendu l’alerte. Tu veux aller traquer le rouleau au moment où il déferlera sur Listvyanka ? demanda Giordino dans son casque.
— Nous avons une visite de courtoisie à faire d’abord. Fais-nous décoller et dirige-toi vers le sud-est, je vais t’expliquer.
Giordino dégagea rapidement le Kamov du bateau qui continuait sa route et s’éleva à soixante mètres de haut, traversant le lac vers l’est. Tandis que l’hélicoptère accélérait jusqu’à atteindre cent trente-cinq kilomètres à l’heure, Pitt lui décrivit la vague de seiche qui attendait le malheureux bateau de pêche. La coque noire apparut bientôt à l’horizon et Giordino ajusta son cap tandis que Pitt communiquait avec le Vereshchagin.
— Rudi, où en est notre vague ?
— Elle gagne de plus en plus d’intensité, Dirk, répondit sobrement Gunn. La crête atteint maintenant neuf mètres de haut en son centre, et sa vélocité augmente depuis qu’elle a emprunté le delta du fleuve.
— Combien de temps avant qu’elle arrive sur nous ?
Gunn effectua le calcul sur l’ordinateur.
— Arrivée estimée sur le Vereshchagin dans approximativement trente-sept minutes. Nous serons encore à sept kilomètres de Listvyanka.
— Merci, Rudi. Condamnez bien les écoutilles. Nous reviendrons au spectacle dès que nous aurons alerté le bateau de pêche.
— Compris, répondit Gunn en souhaitant soudain être à la place de Pitt.
La vague était encore à soixante-quatre kilomètres et les collines de Listvyanka étaient à présent parfaitement visibles depuis le Vereshchagin. Le bateau ne recevrait pas la vague de plein fouet, mais il n’y avait pas moyen de protéger la rive. Tout en effectuant le compte à rebours, Gunn regarda au loin en se demandant en silence ce qu’il allait rester une heure plus tard de ces pittoresques villages de pêcheurs.
3
— On dirait que nous avons de la compagnie, lança Wofford en tendant la main vers l’horizon.
À ces mots, tous les autres levèrent la tête, à l’exception de Theresa qui avait déjà repéré l’appareil. L’hélicoptère argenté et courtaud approchait depuis l’ouest, filant tout droit sur le bateau de pêche.
Celui-ci se dirigeait vers la rive est, tractant son équipement de sonde, et l’équipage ignorait complètement le danger qui le menaçait. Personne à bord ne s’était alarmé de la disparition soudaine de tous les autres bateaux, cela n’ayant rien d’inhabituel sur un si grand lac.
Tous les yeux scrutèrent le ciel pour observer l’hélicoptère disgracieux qui arrivait en bourdonnant, avant de pivoter en vol stationnaire à bâbord. L’équipe de géophysiciens essayait de comprendre les signes de l’homme aux cheveux couleur d’ébène sur le siège passager, qui agitait un micro devant la fenêtre et indiquait son casque.
— Il veut nous appeler sur la radio, observa Wofford. Vous l’avez éteinte, capitaine ?
Tatiana traduisit les propos de Wofford à l’attention du capitaine contrarié, qui secoua la tête en répondant avec indignation à la jeune femme. Il se saisit d’un micro de radio dans la timonerie et le brandit en direction de l’hélicoptère, tout en faisant le geste de se trancher la gorge horizontalement.
— Le capitaine dit que sa radio ne fonctionne plus depuis deux ans, déclara Tatiana. Il n’en a pas besoin, il navigue très bien sans.
— Pourquoi est-ce que cela ne me surprend même pas ? fit Roy en levant les yeux au ciel.
— On voit qu’il n’a jamais été scout, ajouta Wofford.
— On dirait que cet homme veut que nous fassions demi-tour, dit Theresa, interprétant de nouveaux gestes du copilote de l’hélicoptère. Je crois qu’ils nous demandent de rentrer à Listvyanka.
— C’est un appareil de l’Institut limnologique, fit remarquer Tatiana. Ils n’ont aucune autorité sur nous. Nous pouvons les ignorer.
— Je crois qu’ils veulent nous avertir de quelque chose, protesta Theresa tandis que l’hélicoptère inclinait ses rotors à plusieurs reprises et que le passager continuait à faire des gestes avec ses mains.
— Nous devons sans doute contrarier une de leurs insignifiantes expériences, dit Tatiana, qui se mit à faire de grands signaux à l’hélicoptère. Ouïdite, Ouïdite... allez-vous-en !
* * *
Giordino regarda à travers la verrière du cockpit et en sourit d’amusement. Le capitaine bourru semblait hurler des insultes à l’intention de l’hélicoptère tandis qu’une femme faisait de grands gestes pour les chasser.
— Apparemment, ils ne sont pas intéressés par nos marchandises, conclut-il.
— Je crois que leur capitaine est soit un peu déficient intellectuellement, soit trop porté sur la vodka, répliqua Pitt en secouant la tête, agacé.
— Ou alors, c’est ton imitation de Marcel Marceau qui est nulle.
— Regarde la ligne de flottaison de ce vieux rafiot.
Giordino avisa la coque à bâbord, très enfoncée dans l’eau.
— On dirait qu’il coule déjà, déclara-t-il.
— Il n’a aucune chance contre une vague de neuf mètres, fit remarquer Pitt. Tu vas devoir me faire descendre sur le pont.
Giordino ne prit pas la peine de poser la moindre question concernant la sagesse de cette requête et encore moins de convaincre Pitt du risque de la situation. Il savait que ce serait inutile. Pitt était comme un grand boy-scout qui se dévouerait toujours pour aider une vieille dame à traverser la rue, même s’il était en danger. Quoi qu’il se passe, il plaçait sa propre sécurité après celle des autres. Giordino se mit à décrire un cercle autour du bateau, cherchant un endroit où il pourrait se poser pour débarquer Pitt. Mais le vieux rafiot ne voulait pas coopérer. Un grand mât en bois dépassait de plus de trois mètres de la timonerie, défendant le bateau comme une lance. Avec ses rotors de treize mètres de diamètre, l’hélicoptère ne pouvait stationner à aucun endroit au-dessus du bateau sans heurter le mât.
— Je ne peux pas m’approcher suffisamment. Ou tu y vas à la nage, ou tu fais un saut de six mètres au risque de te casser une jambe, dit Giordino.
Pitt jeta un coup d’œil sur le bateau noir délabré et tous ses passagers qui levaient toujours les yeux sans comprendre.
— Je ne suis pas prêt pour le plongeon, répondit-il en regardant l’eau glacée. Mais si tu peux me déposer en haut du mât, je ferai de mon mieux pour jouer les pompiers.
L’idée semblait folle, songea Giordino, mais il avait raison. S’il réussissait à manœuvrer de manière à se trouver juste au-dessus du mât, Pitt pourrait s’y accrocher et descendre en glissant sur le pont. Cette manœuvre n’étant déjà pas évidente à terre, Giordino savait qu’au-dessus du bateau qui roulait et tanguait, l’hélicoptère risquait de décrocher s’il ne se montrait pas assez prudent.
Il approcha le Kamov jusqu’à ce que ses roues se trouvent à trois mètres du mât, après quoi il inclina doucement l’appareil pour que la portière passager s’ouvre juste au-dessus. Effleurant à peine la manette des gaz, il ajusta précisément la vitesse de l’hélicoptère à celle du bateau. Une fois satisfait, il abaissa lentement l’hélicoptère à un mètre du mât.
— Avec le roulis du bateau, je ne peux me permettre qu’un petit plongeon rapide pour te faire descendre, dit Giordino dans son casque. Tu es sûr que tu pourras remonter ensuite ?
— Je ne prévois pas de remonter, répondit Pitt avec flegme. Donne-moi une seconde, je vais te guider.
Pitt enleva son casque, puis sortit son sac de marin rouge. En ouvrant la porte du cockpit, l’air brassé par les pales s’engouffra dans l’habitacle, puis il lança nonchalamment son sac et le regarda atterrir avec un rebond sur le toit de la timonerie. Enfin, il fît pendre ses pieds par la porte et fit signe à Giordino de s’immobiliser. Le mât faisait de brusques à-coups à cause du tangage, mais Pitt en apprivoisa bientôt le rythme. Lorsque le bateau se stabilisa entre deux vagues, Pitt fit signe paume ouverte à Giordino pour que celui-ci incline immédiatement l’hélicoptère d’un mètre ; en un éclair, Pitt avait sauté. Giordino n’attendit pas de voir s’il avait réussi à s’accrocher au mât pour redresser l’hélicoptère et se dégager. Après s’en être éloigné, il vit Pitt, les bras agrippés en haut du mât, qui commençait doucement à glisser.
— Vereshchagin à unité aérienne, terminé, gronda la voix de Rudi Gunn dans les oreilles de Giordino.
— Que se passe-t-il, Rudi ?
— Je voulais seulement vous donner des nouvelles de la vague. Elle avance maintenant à deux cent seize kilomètres-heure, la crête allant jusqu’à dix mètres quarante. Ayant déjà passé le delta de la Selenga, nous n’attendons pas de nouvelle accélération avant qu’elle atteigne la rive sud.
— Je suppose que c’est ce que tu appelles de bonnes nouvelles. On dispose de combien de temps ?
— Pour votre position telle que nous l’estimons, dix-huit minutes. Le Vereshchagin va se retrouver face à la vague dans dix minutes. Je suggère que vous vous teniez prêt pour les secours d’urgence.
— Rudi, veuillez confirmer. Dix-huit minutes ?
— Affirmatif.
Dix-huit minutes. Cela serait loin de suffire au vieux rafiot pour aller se mettre à l’abri. En regardant la coque noire enfoncée dans l’eau, il sut que le bateau n’avait aucune chance. Rongé par l’inquiétude, Giordino prit conscience qu’il venait peut-être de signer l’arrêt de mort de son vieil ami en le larguant sur le pont.
* * *
Pitt, accroché au mât jambes croisées, découvrit deux vieilles antennes GPS et radio sous son nez. Une fois que Giordino se fut dégagé et que le fort courant d’air des pales se fut apaisé, il n’eut qu’à se laisser glisser, se servant de ses pieds pour freiner. Après avoir attrapé son sac, il descendit de la timonerie par un escabeau côté poupe. Une fois sur le pont, il se retourna pour faire face au groupe bouche bée en face de lui.
— Privet, lança-t-il avec un sourire désarmant. Est-ce que quelqu’un parle anglais ?
— Tout le monde sauf le capitaine, répondit Theresa, surprise, comme les autres, que Pitt ne soit pas russe.
— Que signifie cette intrusion ? demanda Tatiana sèchement.
Ses yeux noirs scrutèrent Pitt avec méfiance. Derrière elle le capitaine, debout devant la porte de la timonerie, se lança dans une tirade tout aussi méprisante dans sa propre langue.
— Camarade, dites à votre capitaine que s’il a envie de boire une autre vodka dans sa vie, il a intérêt à tourner cette baignoire vers Listvyanka tout de suite et à mettre les gaz à fond.
— Quel est le problème ? demanda Theresa en essayant d’apaiser la tension.
— Un glissement de terrain sous-marin a déclenché une gigantesque vague près de l’île d’Olkhon. Un mur d’eau de neuf mètres de hauteur se dirige sur nous en ce moment même. Des alertes radio ont été diffusées sur le lac, mais votre brave capitaine n’a pas pu les entendre.
Tatiana était blême en traduisant rapidement le tout au capitaine à mi-voix. Celui-ci hocha la tête sans dire un mot, puis il regagna la timonerie. Une minute plus tard, les gaz à fond faisant protester le vieux moteur, cap était mis sur Listvyanka. Sur le pont arrière, Roy et Wofford remontaient déjà leur équipement tandis que le bateau commençait à accélérer.
Pitt leva les yeux et fut troublé de constater que Giordino s’était éloigné du bateau de pêche et que l’hélicoptère argenté volait rapidement vers l’ouest. Si le bateau ne pouvait distancer la vague, ce qui semblait a priori certain, il aurait été préférable que Giordino reste au-dessus d’eux. Il se maudit intérieurement de ne pas avoir apporté de radio portative.
— Merci d’être venu nous avertir, déclara Theresa avec un sourire nerveux en s’approchant de Pitt, la main tendue.
Monter à bord de cette façon avait été dangereux, et il émanait de cette Néerlandaise une chaleur sincère qui rappela à Pitt sa femme Loren.
— Oui, nous vous sommes reconnaissants de nous avoir alertés, déclara Tatiana, s’excusant de sa première réaction sur un ton un peu plus aimable.
Puis, après de rapides présentations, elle poursuivit :
— Vous venez du navire de recherche de l’Institut limnologique, non ?
— Oui. Il se dirige vers Listvyanka, comme les autres bateaux qui naviguaient dans cette partie du lac. Le vôtre est le seul que nous n’avons pas pu contacter par radio.
— Je t’avais dit que quelque chose clochait dans ce bateau, chuchota Wofford à Roy.
— Et chez ce capitaine aussi, rétorqua Roy en secouant la tête.
— M. Pitt, il semble que nous allons affronter cette vague ensemble. De combien de temps disposons-nous exactement avant qu’elle arrive ? demanda Tatiana.
Pitt jeta un coup d’œil à sa montre de plongée Doxa orange.
— D’après la vitesse à laquelle elle avançait quand j’ai quitté le Vereshchagin, moins de quinze minutes.
— Nous n’arriverons jamais à Listvyanka à temps, déclara calmement Tatiana.
— Le lac s’élargit à son extrémité sud, ce qui va atténuer la vague vers l’ouest. Plus près nous serons de Listvyanka, plus petite sera-t-elle au moment de nous heurter.
Mais, debout sur le pont du bateau de pêche plein de voies d’eau, Pitt doutait qu’il pût résister à la moindre vaguelette. La coquille de noix semblait s’enfoncer davantage à chaque seconde. Son moteur toussotait et crachait comme s’il allait rendre l’âme à tout instant. Le bois était partout pourri, même au-dessus des ponts. Pitt osait à peine imaginer l’état des poutres cachées en dessous.
— Préparons-nous à être secoués. Que tout le monde mette un gilet de sauvetage. Et tout ce que vous ne voulez pas perdre, attachez-le au pont ou aux plats-bords.
Roy et Wofford arrimèrent vivement leur équipement, aidés par Theresa. Tatiana fouilla dans la timonerie quelques minutes avant de ressortir sur le pont avec une brassée de vieux gilets de sauvetage.
— Il n’y a que quatre gilets à bord, annonça-t-elle. Le capitaine refuse d’en mettre un, mais il nous en manque toujours un, lança-telle en dévisageant Pitt comme étant l’homme en trop.
— Ne vous inquiétez pas, j’ai apporté le mien, répondit Pitt.
Tandis que l’équipe enfilait les vestes, Pitt se débarrassa de ses chaussures et de ses vêtements et enfila sans fausse pudeur une combinaison en néoprène qu’il sortit de son sac de marin.
— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? demanda Theresa.
Presque imperceptible, un grondement lointain résonnait faiblement sur le lac. On eût dit un train de marchandises négociant un virage de montagne, pensa Pitt. Le grondement restait constant, tout en augmentant sensiblement.
Sans même lever les yeux, Pitt sut qu’il ne leur restait plus de temps. La vague avait dû gagner de la vitesse et de la puissance, elle s’approchait plus tôt que prévu.
— La voilà ! hurla Roy en tendant la main.
— Elle est énorme ! murmura Theresa, bouche bée.
Il ne s’agissait pas d’un de ces brisants surmontés d’écume qui font la joie des surfeurs, mais plutôt d’un cylindre étrangement lisse qui occupait toute la largeur du lac, comme un bigoudi géant. L’image surréaliste du mur d’eau en mouvement, accompagné de ce grondement sourd, figea tout le monde sur place. Tous sauf Pitt regardaient, horrifiés.
— Tatiana, dites au capitaine de tourner le bateau face à la vague, ordonna-t-il.
Le capitaine bourru, les yeux écarquillés comme des enjoliveurs, tourna rapidement la barre. Le vieux bateau plein de voies d’eau poussait Pitt au pessimisme. Mais tant qu’il y avait de l’espoir, il était déterminé à essayer de maintenir tout le monde en vie.
Le premier défi serait que tout le monde reste à bord. D’un rapide coup d’œil, Pitt repéra un vieux filet de pêche roulé près du plat-bord à tribord.
— Jim, donnez-moi un coup de main, demanda-t-il à Wofford.
À eux deux, ils étendirent le filet en travers du pont et le poussèrent contre la cloison noire de la timonerie. Tandis que Wofford accrochait un côté au parapet à tribord, Pitt arrimait l’autre extrémité à une batayole à bâbord.
— Pour quoi faire ? demanda Theresa.
— Quand la vague approchera, que tout le monde se couche et s’accroche au filet. Il agira comme un coussin protecteur et, avec un peu de chance, cela empêchera tout le monde de piquer une tête dans le lac.
Tandis que le capitaine pointait la proue vers la vague, les trois hommes et les deux femmes prirent position près du filet. Roy s’approcha de Pitt et lui murmura à l’oreille :
— C’est un baroud d’honneur, M. Pitt, nous savons tous les deux que ce vieux rafiot ne va jamais tenir le coup.
— Il ne faut jamais dire jamais, répliqua Pitt avec humour.
Le grondement tonitruant de l’eau en mouvement s’amplifia à mesure qu’elle se rapprochait à moins de huit kilomètres. Ce n’était plus qu’une question de minutes avant que la vague percute le bateau. Les occupants se préparaient tous au pire, certains priant en silence tandis que d’autres, résignés, semblaient attendre la mort. En raison du vacarme, personne ne distingua le bruit de l’hélicoptère qui approchait. Le Kamov était à moins de cent mètres à bâbord lorsque Wofford leva les yeux en balbutiant :
— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Tous regardèrent alternativement la vague et l’hélicoptère. Suspendu à l’appareil par un câble de six mètres, un objet blanc cylindrique se balançait à quelques dizaines de centimètres au-dessus des vagues. L’objet pesant éprouvait manifestement l’hélicoptère et tous sauf Pitt supposèrent que le pilote avait perdu la boule, car pourquoi essayer d’apporter un instrument quelconque sur le bateau de pêche alors qu’il était trop tard ?
Un grand sourire éclaira le visage de Pitt lorsqu’il reconnut la bulle qui oscillait sous l’hélicoptère, sur laquelle il avait presque trébuché en quittant le Vereshchagin peu de temps auparavant. C’était le caisson de décompression du navire de recherche, qui se trouvait toujours à bord par mesure de sécurité en cas d’accident de plongée. Giordino avait tardivement pris conscience qu’il pouvait servir de submersible pour les passagers du bateau de pêche. D’un bond, Pitt se leva et fit signe à Giordino de poser le caisson sur le pont arrière.
Alors que la vague de seiche arrivait sur le bateau, Giordino se hâta, restant en vol stationnaire au-dessus de la poupe jusqu’à ce que le caisson se soit stabilisé. L’objet d’une tonne plongea soudain du ciel et entra en collision avec le pont. Ce caisson hyperbare pour quatre personnes occupait maintenant tout l’espace du pont et, sous son poids, la poupe s’enfonçait encore un peu plus dans l’eau.
Pitt détacha rapidement le câble puis bondit jusqu’au parapet et fit un signe pouce levé à l’hélicoptère. Giordino se dégagea immédiatement, et positionna l’hélicoptère de façon à pouvoir observer l’impact.
— Pourquoi a-t-il largué ça ici ? demanda Tatiana.
— Cette grosse bouée mochouille est votre billet pour la survie, répondit Pitt. Tout le monde à l’intérieur ; il n’y a pas de temps à perdre.
D’un coup d’œil, Pitt se rendit compte que la vague était à moins de deux kilomètres. Il débloqua rapidement la fermeture étanche du caisson et ouvrit la porte ronde de la chambre. Theresa fut la première à s’y engouffrer, suivie de Wofford et Roy. Tatiana hésita, attrapant une sacoche en cuir avant de grimper.
— Dépêchez-vous, ordonna Pitt. Pas le temps d’enregistrer des bagages.
Même le capitaine renfrogné, pétrifié d’horreur à la vue du mur d’eau qui approchait, abandonna la barre et rampa à l’intérieur à la suite des autres.
— Vous ne venez pas ? demanda Tatiana à Pitt qui commençait à fermer la porte.
— Ce sera déjà assez serré à cinq. De toute façon, il faut quelqu’un pour refermer le caisson de façon étanche, répliqua-t-il avec un clin d’œil. Il y a des couvertures et des coussins rembourrés au fond. Utilisez-les pour vous protéger la tête et le corps. Préparez-vous, ça ne va pas tarder.
Avec un claquement métallique, la porte se referma et Pitt verrouilla le mécanisme. Un étrange silence enveloppa soudain les occupants, mais il dura moins d’une minute avant que la vague ne les percute.
Theresa était assise face à un épais hublot et elle observait cet homme mystérieux arrivé de nulle part pour les sauver. Elle vit Pitt fouiller dans son sac de marin et en sortir un masque de plongée et un sac à dos avec un petit réservoir. Enfilant rapidement l’équipement, il se plaça sur le plat-bord, et c’est alors qu’un déluge inonda le hublot, coupant toute visibilité à Theresa.
Le bateau se trouvait encore à vingt-deux kilomètres de Listvyanka et de la rive ouest lorsqu’il fut frappé par la vague de seiche. À bord, tous ignoraient qu’ils avaient été touchés par la partie la plus violente de la vague, dont la crête culminait aussi haut qu’un immeuble de deux étages au moment de l’impact.
Depuis son perchoir à soixante mètres dans les airs, Giordino regardait, malade d’impuissance, la vague s’abattre sur le bateau noir. Les gaz étaient toujours au maximum quand il vit la vieille embarcation essayer vaillamment de chevaucher le mur d’eau. Cependant, la vague se fracassa avec force sur la charpente pourrie de la coque et le vieux bateau en bois sembla se désintégrer sous le choc, puis disparaître complètement.
Giordino scruta désespérément la surface à la recherche de Pitt ou de la chambre de décompression. Une fois que les eaux se furent calmées, il ne restait plus que la proue à la surface. Le vieux rafiot avait été sectionné par la force de la vague et seule la moitié avant n’avait pas été engloutie. Le pont arrière, chargé du caisson de décompression, avait disparu. L’épave noire de la proue apparaissait seulement de temps à autre, puis le mât oscilla sur l’horizon avant de finir, lui aussi, par couler dans un gargouillis de bulles au fond du lac glacé.
4
— Accrochez-vous ! s’écria Theresa en essayant de couvrir le rugissement soudain de la déferlante.
Ses paroles résonnèrent dans la chambre tandis que les occupants étaient violemment secoués. Le cylindre tout entier bascula en position verticale au moment où la vague soulevait l’extrémité du bateau de pêche. Les trois hommes et les deux femmes s’accrochèrent frénétiquement aux barres soudées des deux couchettes, tentant d’empêcher leurs corps de se transformer en projectiles. Le temps sembla se suspendre au moment où le bateau essayait de chevaucher la vague. Puis un terrible craquement se fit entendre lorsque le pont se brisa en deux. Une fois détachée de la proue plus légère et plus résistante, une partie de la poupe s’enfonça lentement en arrière dans le creux de la vague, juste au moment où sa puissance dévastatrice était maximale.
Pour Theresa, la collision sembla s’effectuer au ralenti. Elle eut d’abord la sensation qu’ils coulaient verticalement, puis, comme elle s’y attendait, l’impact de la vague fit basculer le caisson à l’envers. Bras, jambes et torses voltigèrent dans la chambre qui se retournait, dans un concert de cris et de hurlements. La lueur qui filtrait par le hublot faiblit avant de disparaître totalement, les plongeant dans une effrayante obscurité.
À l’insu de ses victimes, la vague avait retourné la poupe tout entière, coinçant le caisson en dessous. Le compartiment du moteur inondé, alourdi par le poids des machines, poussa aisément la chambre retournée vers le fond du lac. Même après le passage de la vague, l’épave et le caisson continuèrent à descendre, entraînés par leur propre poids. Au lieu de les sauver, la chambre de décompression s’était muée en cercueil, plongeant ses victimes dans les profondeurs glacées du lac sibérien.
La lourde chambre en acier était en effet conçue pour résister à la force de trente atmosphères, c’est-à-dire à la pression habituelle à une profondeur de trois cents mètres. Mais là où le bateau s’était brisé la profondeur du lac excédait mille mètres, ce qui risquait de faire imploser le caisson avant même qu’il ne touche le fond. En raison de son poids, la chambre encapsulée aurait dû remonter librement jusqu’à la surface et, même avec cinq personnes à l’intérieur, elle aurait continué de flotter. Mais coincée sous la poupe sectionnée, elle était inexorablement entraînée vers les profondeurs.
Tandis que la lumière diminuait par le hublot, Theresa comprit qu’ils coulaient au fond du lac. Elle se rappela les paroles de Pitt à la dernière minute, quand il avait appelé la chambre une « bouée ». Elle devrait flotter, en déduisit-elle. Il n’y avait aucune voie d’eau apparente, donc ce devait être une autre force qui les faisait couler.
— Tout le monde de ce côté si vous en avez la force ! cria-t-elle aux autres après avoir tâtonné jusqu’à la cloison de la capsule. Il faut qu’on se retourne.
Ses compagnons, meurtris et étourdis, rampèrent vers elle, se recroquevillant tous ensemble tout en essayant de se réconforter les uns les autres au milieu de l’obscurité. Les centaines de kilos déplacés auraient pu ne pas suffire à les libérer, mais Theresa avait deviné juste en se plaçant là où avait été la poupe du bateau. Au-dessus de leur tête se trouvait maintenant le moteur, la partie la plus lourde. La concentration de poids se trouvant juste à côté du centre de gravité, elle suffit à initier une rotation de la chambre en train de sombrer.
À mesure que le bateau s’enfonçait plus profondément, la pression augmentait. Des craquements se firent entendre dans la chambre, car les joints d’étanchéité approchaient le seuil limite de pression tolérée. Mais le déplacement du lest finit par peser sur l’angle de descente, inclinant légèrement la poupe du bateau. À l’intérieur, le changement était imperceptible, quand ils perçurent un léger raclement alors que la chambre glissait sur le pont. Le mouvement accentua le déséquilibre jusqu’à ce que la chambre s’incline de façon sensible vers le haut. L’angle augmenta jusqu’à près de quarante degrés avant que le caisson finisse par basculer par-dessus le bord de la poupe et se libère enfin de l’épave en train de couler.
Pour les occupants, la remontée en flèche de la capsule flottante fit l’effet de montagnes russes à l’envers. Pour Giordino qui, depuis son Kamov, scrutait la surface du lac, cette image lui rappela un missile Trident lâché par un sous-marin nucléaire de classe Ohio. Après avoir vu la vague passer et la proue couler, il avait remarqué, soulagé, une grande quantité de bulles à la surface. En dépit des vingt-cinq mètres de profondeur, il commença à apercevoir la chambre de décompression blanche remonter vers la lumière comme un bouchon de champagne. Libérée des profondeurs, elle creva la surface nez en avant et s’envola littéralement avant de retomber violemment. S’approchant, Giordino constata qu’elle semblait encore étanche et flottait sans problème dans les petites vagues. Bien que durement malmenée, Theresa eut peine à contenir son soulagement en revoyant le ciel bleu par son hublot. Elle constata d’un coup d’œil qu’ils étaient revenus à la surface, quand l’ombre rassurante de l’hélicoptère argenté passa au-dessus d’eux. Dans la lumière retrouvée, elle se tourna vers ses compagnons pour examiner la masse enchevêtrée des corps amassés autour d’elle.
La chevauchée tumultueuse avait meurtri tout le monde, mais, miraculeusement, personne n’avait été gravement blessé. Le capitaine du bateau de pêche saignait en raison d’une vilaine entaille au front et Wofford grimaçait à cause d’un tour de reins. Quant à Roy et aux deux femmes, ils étaient indemnes. Theresa se demanda combien de traumatismes et de fractures ils auraient compté s’ils ne s’étaient pas protégés avec les matelas juste avant le choc. Retrouvant ses esprits, elle songea à Pitt, espérant que celui qui les avait sauvés avait lui-même survécu au maelström.
Le chef expérimenté de la NUMA s’était dit qu’il serait mieux à même d’affronter la vague dans l’eau. Body-surfeur expérimenté depuis son enfance à Newport Beach, Pitt savait qu’en plongeant sous la vague, elle roulerait au-dessus de lui avec moins de puissance. Après avoir scellé la chambre de décompression, il avait rapidement enfilé son masque attaché à un recycleur Drager et s’était mis à l’eau. À grands coups de pied, il avait tenté de se dégager du bateau de pêche et de plonger sous la vague avant qu’elle frappe, mais il lui avait manqué quelques secondes.
La vague de seiche avait déferlé sur lui alors qu’il était encore proche de la surface. Au lieu de s’échapper en dessous, il s’était trouvé entraîné dans la vague. C’était comme s’il s’était trouvé dans un ascenseur à grande vitesse et il avait senti son estomac se soulever en même temps que son corps était aspiré vers le haut. Contrairement au bateau de pêche qui avait chevauché la surface externe de la vague avant de se briser, Pitt avait alors été pris dans la masse d’eau, s’y fondant intégralement.
Ses oreilles bourdonnaient du fracas de la vague colossale et les tourbillons d’eau réduisaient sa visibilité à néant. Équipé du recycleur de plongée sur son dos, il avait pu respirer normalement dans son masque malgré la tempête autour de lui. Pendant un moment, il avait eu l’impression agréable de voler dans les airs, en dépit du danger de se retrouver écrasé sous la vague. Piégé dans le mouvement ascendant, il s’était rendu compte qu’il ne servait à rien de lutter contre la force immense de l’eau et s’était alors légèrement détendu en subissant la poussée vers le haut. Il avait la sensation de faire du surplace, alors qu’il avait pourtant déjà été entraîné à plusieurs centaines de mètres de son point de départ.
Alors qu’il montait toujours, il sentit une jambe se libérer soudain de l’eau, puis un éclair de lumière l’aveugla alors que sa tête déchirait la surface. Soudain le mouvement s’inversa, et il fut happé tout entier vers l’avant. Il remarqua aussitôt qu’il avait été poussé jusqu’en haut de la vague et qu’il risquait d’être projeté par-dessus la crête. À quelques centimètres près, c’était un mur vertical de dix mètres d’eau qui dégringolait jusqu’à la surface du lac. Un torrent d’écume blanche tourbillonnait autour de lui à mesure que la vague menaçait de déferler. Pitt savait que s’il tombait dans le précipice et que la vague se fracassait sur lui, il pourrait mourir écrasé sous la masse de l’eau.
Faisant pivoter son corps perpendiculairement à l’avant de la vague, il lança ses bras dans l’eau et battit des jambes de toutes ses forces pour nager par-dessus le sommet de la vague. Il se sentait entraîné vers l’arrière par la force de la vague, mais, par sa seule volonté, il se mit à battre des jambes encore plus fort. Avec la frénésie d’un nageur professionnel, il passa par-dessus la crête de la vague, battant des bras et des jambes à une vitesse supersonique. Les tourbillons d’eau continuaient de le tirer, essayant de l’aspirer dans le marasme, mais il résista.
Puis soudain l’étreinte se relâcha et la vague sembla céder en dessous de lui. Il se sentit basculer la tête la première, ce qui voulait dire qu’il avait réussi à passer à l’arrière de la vague. L’ascenseur le projeta cette fois vers le bas, mais il contrôlait sa chute libre. Il se blinda en attendant l’impact, qui pourtant n’arriva pas. Le torrent d’eau perdit de sa force, puis tout se calma. Au milieu des bulles écumantes qui se dissipaient, Pitt flottait librement sous l’eau. Alors que le bruyant fracas de la vague décroissait, il consulta un profondimètre fixé à son harnais et vit qu’il se trouvait à six mètres sous la surface.
Essayant de se repérer sous l’eau, il aperçut la surface miroitante du lac au-dessus de lui et battit paresseusement de ses jambes épuisées jusqu’à ce que sa tête fende l’eau. Tournant les yeux vers le grondement qui s’éloignait, il regarda la vague gigantesque déferler rapidement vers son rendez-vous destructeur avec la rive sud. Le rugissement s’estompa bientôt et l’ouïe de Pitt détecta le son des pales de l’hélicoptère qui se rapprochait. En se retournant, il aperçut le Kamov qui volait bas en ligne droite vers lui. En revanche, il eut beau scruter le lao, il ne vit aucun signe du bateau de pêche à l’horizon.
Giordino approcha l’hélicoptère à côté de Pitt, si proche des vagues qu’elles mouillaient les roues du train d’atterrissage. Pitt nagea jusqu’au cockpit et la porte s’ouvrit juste au-dessus de sa tête. S’agrippant au patin, il se hissa par l’ouverture sur le siège passager. Giordino fit immédiatement remonter l’hélicoptère tandis que Pitt enlevait son masque.
— Il y en a qui feraient n’importe quoi pour surfer une bonne vague, dit Giordino avec un sourire, soulagé d’avoir retrouvé son ami en un seul morceau.
— Finalement, c’était un mauvais tube, souffla Pitt, exténué. Et le bateau de pêche ?
Giordino secoua la tête.
— Il n’a pas tenu le coup. Cassé en deux comme une brindille. J’ai cru que nous avions aussi perdu le caisson de décompression, mais il a finalement réapparu à la surface quelques minutes plus tard. J’ai aperçu quelqu’un me faire des signes à travers le hublot donc je suppose que les occupants de cette boîte de conserve vont bien. J’ai envoyé un message radio au Vereshchagin, qui arrive pour les repêcher.
— Bonne initiative en tout cas d’avoir apporté la chambre à la dernière minute. Sans cela, l’équipage n’aurait jamais survécu.
— Désolé de ne pas avoir pu te tirer de là avant le rouleau.
— Je n’aurais pas voulu rater cette vague.
Pitt hocha la tête en méditant sur sa bonne fortune d’être sorti vivant de cette méchante vague, puis il pensa au Vereshchagin.
— Comment va le bateau de l’institut ?
— La vague ne mesurait plus que quatre mètres en arrivant sur Listvyanka. Apparemment, le Vereshchagin l’a passée sans accroc. D’après Rudi, les fauteuils ont été un peu dérangés sur le pont, mais rien de bien grave. Ils pensent par contre que le village a subi pas mal de dégâts.
Pitt regarda l’eau bleue sous la cabine de pilotage, sans réussir à repérer la chambre de décompression.
— Quelle distance ai-je parcourue ? demanda-t-il après avoir enfin repris son souffle.
Éprouvé, il commençait à sentir une dizaine de points douloureux sur tout son corps.
— Environ quatre kilomètres, répliqua Giordino.
— Couverts en un temps record digne d’une médaille d’or, si je peux me permettre, ajouta-t-il en essuyant une goutte d’eau qui perlait sur son sourcil.
Giordino accéléra vers le nord, balayant à faible altitude le lac à présent calme. Un objet blanc se matérialisa dans l’eau devant eux, et Giordino fit ralentir le Kamov lorsqu’ils atteignirent la bulle.
— Je parie que ça commence à sentir un peu le renfermé là-dedans, dit-il.
— Il y a encore plusieurs heures de marge avant qu’ils ne courent vraiment le risque d’un empoisonnement au dioxyde de carbone, répondit Pitt. Combien de temps jusqu’à l’arrivée du Vereshchagin ?
— Environ quatre-vingt-dix minutes. Malheureusement, nous ne pouvons pas rester là pour leur tenir compagnie en attendant, dit Giordino en tapotant la jauge de carburant qui baissait sérieusement.
— Eh bien, si tu avais l’amabilité de regagner le navire, moi je vais leur faire savoir qu’on ne les a pas abandonnés.
— Tu ne te lasses jamais de cette eau froide, hein ? demanda Giordino en dirigeant l’hélicoptère seulement à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la surface.
— C’est comme toi et ton amour de l’eau de source des Rocheuses, rétorqua Pitt. Assure-toi qu’Alexander ne nous écrase pas, dit-il en rabaissant son masque.
Avec un bref signe de la main, il ouvrit la porte et sauta dans l’eau à quelques brasses de la chambre, provoquant une gerbe d’éclaboussures. Tandis que Giordino ramenait l’hélicoptère vers le navire de recherche qui approchait, Pitt nagea vers la capsule et se hissa pour regarder à l’intérieur.
Theresa laissa échapper un cri en voyant le masque de Pitt pressé contre le hublot.
— Il est toujours vivant ! s’écria-t-elle stupéfaite, en reconnaissant les yeux verts de Pitt.
Les autres se réunirent autour de l’ouverture et firent un signe de la main à Pitt, sans se douter qu’il avait d’abord été emmené à plus de quatre kilomètres pour enfin être ramené par l’hélicoptère.
Pitt leur fit des signes avec ses doigts gantés.
— Il demande si nous allons bien, déchiffra Roy.
Tatiana, assise le plus près du hublot, acquiesça et répéta le geste de Pitt. Celui-ci indiqua ensuite sa montre et leva son index.
Tatiana opina de nouveau.
— Une heure, déclara-t-elle aux autres, avant que les secours arrivent.
— Autant s’installer confortablement, proposa Wofford.
Avec Roy, ils étendirent les matelas sur le sol de manière que chacun soit assis à son aise.
À l’extérieur, Pitt fit le tour de la chambre à la nage pour vérifier qu’elle ne fuyait pas. Une fois certain qu’elle n’allait pas couler, il grimpa dessus et attendit. En cet après-midi lumineux, Pitt repéra facilement le Vereshchagin au loin et suivit sa progression.
Giordino avait déjà mis en place une grande grue sur le côté du pont lorsque le navire arriva près d’eux après un peu plus d’une heure. Les câbles de transport d’origine étaient encore attachés à la chambre de décompression, si bien que Pitt n’eut qu’à les rassembler et les glisser sur le crochet de la grue. Il s’installa à califourchon sur le caisson comme s’il chevauchait un énorme étalon blanc, alors qu’on le hissait sur le pont arrière du Vereshchagin.
Lorsque les patins de la chambre touchèrent le navire, Pitt sauta sur le pont et ouvrit la porte verrouillée. Gunn accourut et passa la tête à l’intérieur, puis il aida Theresa et Tatiana à sortir, suivies des trois hommes.
— Waouh, on peut dire que ça fait du bien, lança Wofford en aspirant un grand bol d’air frais.
Le pêcheur russe, sorti le dernier, avança en titubant jusqu’au bastingage et scruta l’horizon à la recherche de son bateau de pêche.
— Vous pouvez lui dire qu’il a coulé, brisé par la vague, déclara Pitt à Tatiana.
Le capitaine secoua la tête tandis que Tatiana lui traduisait la nouvelle, et se mit à sangloter.
— Nous n’arrivons pas à croire que vous ayez pu survivre au passage de la vague, s’émerveilla Theresa à l’adresse de Pitt. Comment avez-vous fait ?
— Il m’arrive d’avoir de la chance, dit-il avec un grand sourire avant d’ouvrir son sac de marin et de leur montrer l’équipement de plongée.
— Merci encore, dit Theresa, rejointe par les autres qui le remercièrent avec effusion.
— Ne me remerciez pas, dit Pitt. Remerciez Al Giordino que voici, et son caisson de décompression volant.
Giordino, près de la grue, s’approcha en faisant mine de saluer le public.
— J’espère que le voyage n’était pas trop rude dans cette boîte de conserve, dit-il.
— Vous nous avez sauvé la vie, M. Giordino, dit Theresa en lui serrant la main avec reconnaissance.
— Je vous en prie, appelez-moi Al, grommela l’Italien bourru, que le regard de la jolie Néerlandaise adoucissait.
— Maintenant je sais ce que ressent une balle de flipper, marmonna Roy.
— Dis donc, tu crois qu’ils auraient de la vodka à bord ? marmonna Wofford en se frottant le dos.
— Est-ce qu’il pleut à Seattle ? intervint Gunn qui avait entendu le commentaire. Par ici, mesdames et messieurs. Le médecin de bord va vous examiner, et ensuite vous pourrez vous reposer dans une cabine ou prendre un verre au réfectoire. Listvyanka est sens dessus dessous, donc nous ne pourrons sans doute pas vous débarquer avant demain.
— Al, si tu leur montrais le chemin de l’infirmerie ? J’aimerais dire un mot à Rudi, déclara Pitt.
— Ce sera un plaisir, répondit Giordino en prenant le bras de Theresa pour la guider avec les autres le long de la coursive bâbord jusqu’au petit poste de soins du navire.
Rudi s’approcha de Pitt et lui tapota l’épaule.
— Al m’a parlé de ta petite excursion dans l’eau. Si j’avais su que tu ne ferais qu’un avec la vague, je t’aurais collé des capteurs sur le dos pour mesurer le courant, plaisanta-t-il.
— Je serais heureux de partager cette expérience en dynamique des fluides autour d’une tequila, répliqua Pitt. Quelle est l’étendue des dégâts sur la côte ?
— D’après ce que nous avons pu voir de loin, Listvyanka a survécu à la catastrophe. Les quais sont dévastés et il y a bien quelques bateaux en plein milieu de la grand-rue, mais à part quelques boutiques au bord de l’eau, rien de bien méchant. Nous n’avons pas entendu parler de décès à la radio, donc il semblerait que l’alerte ait été efficace.
— Il faudra rester vigilants et guetter d’éventuelles récidives, dit Pitt.
— Je suis en communication satellite avec le Centre national d’information sur les séismes de Golden, Colorado. Ils nous préviendront à la seconde où ils détecteront quelque chose.
Tandis que le crépuscule tombait sur le lac, le Vereshchagin naviguait en direction du petit port de Listvyanka. Sur le pont avant, l’équipage était accoudé au parapet pour observer les dégâts. La vague avait frappé comme une enclume, aplatissant les petits arbres et déchiquetant les petits bâtiments construits au bord de l’eau. Mais la plus grande partie du port et de la ville s’en tirait sans trop de dommages. Le navire de recherche jeta l’ancre dans l’obscurité à un kilomètre et demi des quais endommagés, qui scintillaient sous une rampe d’éclairage de fortune installée le long de la rive. Ils perçurent le bourdonnement d’un vieux tracteur biélorusse, signe que les habitants de la ville poursuivaient leurs efforts en cette heure tardive pour réparer les sinistres.
Dans le réfectoire, Roy, Wofford et le capitaine du bateau de pêche étaient assis dans un coin et enfilaient les verres cul sec en compagnie d’un marin russe qui partageait généreusement sa bouteille de vodka Altaï. Pitt, Giordino et Sarghov, assis de l’autre côté avec Theresa et Tatiana, finissaient de déguster l’esturgeon qu’ils avaient eu pour le dîner. Une fois les plats débarrassés, Sarghov sortit une bouteille sans étiquette et servit une tournée de digestifs.
— À votre santé, dit Giordino en trinquant avec les deux femmes, et faisant cliqueter son verre contre celui de Theresa.
— Qui est bien meilleure grâce à vous, répliqua celle-ci dans un rire.
Après avoir bu une gorgée, son sourire s’évanouit et ses yeux lui sortirent soudain de la tête.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda-t-elle d’une voix rauque. On dirait de la Javel !
Sarghov partit d’un rire tonitruant.
— C’est du samogon. Je l’ai acheté au village auprès d’un ami. De la vodka artisanale.
Le reste de la table se mit à rire tandis que Theresa repoussait son verre à moitié rempli.
— Je crois que je vais m’en tenir à La vodka industrielle, dit-elle en souriant aux autres.
— Alors, dites-moi, que font deux jeunes femmes magnifiques comme vous à la recherche de pétrole sur le grand méchant lac Baïkal ? demanda Pitt après avoir fini son verre.
— Le consortium de pétrole Avarga possède les droits pétroliers et miniers sur des terrains à l’est du lac, répondit Tatiana.
— Le lac Baïkal est un trésor culturel. Il est répertorié au patrimoine mondial de l’UNESCO et c’est un symbole pour tous les écologistes du monde entier, déclara Sarghov, frissonnant à la perspective de voir une plate-forme pétrolière sur les eaux limpides du lac. Comment pouvez-vous prévoir de forer dans le lac ?
Tatiana hocha la tête.
— Vous avez raison. Nous respectons le lac Baïkal comme une eau sacrée et notre intention ne serait jamais d’y établir un forage. Si nous décelons un gisement de pétrole qu’il est possible d’atteindre, nous forerions à partir des terrains à l’est, en faisant un coude sous le lac pour atteindre les gisements potentiels.
— Possible, commenta Giordino. C’est ce qu’ils font tout le temps dans le golfe du Mexique, ils forent parfois même à l’horizontale. Mais cela n’explique toujours pas la présence de cet ange tombé du ciel de Rotterdam, ajouta-t-il en souriant à Theresa.
Flattée, celle-ci rougit fortement avant de répondre.
— Amsterdam. Je suis d’Amsterdam, en fait. Mes collègues américains ivres et moi nous travaillons pour Shell.
En parlant, elle désigna du pouce le coin où Roy et Wofford, éméchés, échangeaient à voix forte des plaisanteries salaces avec leurs compagnons russes.
— Nous sommes ici à la demande d’Avarga, poursuivit-elle. Pour des raisons évidentes, ils ne sont pas équipés pour des études en milieu aquatique. Notre compagnie a mené des études dans la Baltique aussi bien que dans les gisements de Samotlor à l’ouest de la Sibérie. Nous envisageons un projet commun avec Avarga dans des régions prometteuses. Il était donc logique que nous venions ici pour réaliser ensemble cette étude sur le lac.
— Avant l’arrivée de la vague, avez-vous eu confirmation de la présence de pétrole ? demanda Pitt.
— Nous étions seulement à la recherche d’indices structurels de la présence de suintements d’hydrocarbure et nous ne possédions pas l’équipement sismique nécessaire pour évaluer des dépôts potentiels. Au moment où nous avons perdu le bateau, nous n’avions rien décelé de caractéristique de la présence d’un gisement.
— De pétrole ? demanda Sarghov.
— Oui, c’est un moyen rudimentaire, mais très utilisé pour localiser des dépôts de pétrole. Dans un environnement maritime, il arrive qu’il y ait des suintements de pétrole, un peu comme si le plancher marin fuyait. Avant l’époque des camions vibreurs et autres appareils sismiques qui envoient une vibration à travers les strates de sédiments pour produire une image géologique du sol, les suintements étaient le principal moyen de déceler des gisements d’hydrocarbures.
— Des pêcheurs ont rapporté avoir vu des taches de pétrole sur le lac à un endroit où il n’y a guère de trafic, expliqua Tatiana. Bien sûr, nous sommes conscients qu’il pourrait s’agir d’émanations de petits gisements non rentables.
— Une aventure qui pourrait coûter cher, vu la profondeur du lac, ajouta Pitt.
— À propos d’aventure, M. Pitt, que faites-vous avec une équipe de la NUMA à bord d’un navire de recherche russe ? demanda Tatiana.
— Nous sommes des invités d’Alexander et de l’Institut de limnologie, répondit Pitt en levant son verre de samogon en direction de Sarghov. Nous travaillons ensemble sur les schémas de courants dans le lac et leur effet sur la flore et la faune endémiques.
— Et comment avez-vous décelé la vague de seiche bien avant son apparition ?
— Grâce à des capteurs. Nous avons des centaines de capteurs sur le lac, qui mesurent la température de l’eau, la pression, etc. Al les a semés à la surface comme des miettes de pain depuis l’hélicoptère. Il se trouve que nous étions en train d’étudier une zone du lac proche de l’île d’Olkhon, dans laquelle il y avait une forte concentration de capteurs. Rudi a rapidement relevé les indices d’un glissement de terrain sous-marin et de l’imminence de la vague qui se formerait à la suite de ce glissement.
— Une chance pour nous, et pour beaucoup d’autres, je suppose, dit Theresa.
— Al a vraiment le nez pour les catastrophes, lança Pitt en riant.
— Être venu en Sibérie sans une bouteille de Jack Daniel’s, ça c’est une catastrophe, dit Giordino en sirotant son verre de samogon, l’air grincheux.
— C’est dommage que notre collecte de données sur les courants ait été interrompue par cette catastrophe, déclara Sarghov en scientifique, mais nous en aurons d’autres fascinantes sur la formation et le mouvement de la vague elle-même.
— Ces capteurs peuvent-ils révéler l’origine du séisme ? demanda Tatiana.
— Uniquement s’il s’est produit sous le lac, répondit Pitt.
— Demain, Rudi va analyser les ordinateurs pour voir s’il peut localiser son origine exacte grâce aux capteurs. Les sismologues à qui il a parlé pensent que l’épicentre se trouve près du coin nord-ouest du lac, dit Giordino.
Puis, balayant des yeux le réfectoire sans trouver signe de Gunn, il poursuivit :
— Il est sans doute déjà sur la passerelle à converser avec ses ordinateurs en ce moment même.
Tatiana but sa dernière gorgée de samogon, puis regarda sa montre.
— La journée a été éprouvante. J’ai bien peur de devoir vous quitter.
— Je suis d’accord avec vous, dit Pitt en réprimant un bâillement. Puis-je vous raccompagner jusqu’à votre cabine ? proposa-t-il innocemment.
— Ce serait aimable à vous, répondit-elle.
Sarghov se joignit à eux et dit bonne nuit à tout le monde.
— Je crois que vous deux attendez l’omelette norvégienne ? demanda Pitt en souriant à Theresa et Giordino.
— Les contes et légendes des Pays-Bas vont régaler mes oreilles impatientes, déclara Giordino en souriant à Theresa.
— Et aurai-je droit à quelques anecdotes sur les profondeurs en échange ? rétorqua-t-elle en riant.
— Je vous laisse, lança Pitt en leur souhaitant une bonne nuit.
Puis il escorta -poliment Tatiana jusqu’à sa cabine à l’arrière et regagna la sienne au milieu du bateau. Les épreuves physiques de la journée l’avaient harassé et il fut heureux d’étendre son corps endolori sur sa couchette. Bien qu’épuisé, il s’endormit avec difficulté. Son esprit repassait avec entêtement les événements de la journée encore et encore jusqu’à ce qu’un voile noir tombe sur lui.
5
Pitt ne dormait que depuis quatre heures lorsqu’il se réveilla en sursaut et se redressa d’un bond sur sa couchette. Tout semblait calme, mais ses sens lui disaient que quelque chose clochait. Après avoir allumé la veilleuse, il posa les pieds sur le sol et se leva, manquant de tomber à la renverse. Frottant ses yeux rougis par le sommeil, il se rendit compte que le bateau gîtait à la poupe, à un angle de près de dix degrés.
S’habillant rapidement, il grimpa l’escalier jusqu’au pont principal, puis emprunta la coursive extérieure. Ils étaient complètement déserts, et le bateau étrangement silencieux tandis qu’il montait vers la proue. Le silence finit par l’alerter. Les moteurs étaient éteints et seul le ronronnement étouffé du générateur de secours dans la salle des machines, palpitait dans la nuit.
Il gravit une autre volée de marches jusqu’à la passerelle, ouvrit la porte et regarda autour de lui. À son grand désarroi, elle aussi était entièrement déserte. Il commençait à croire qu’il était seul à bord du navire, quand il avisa le poste de commande afin de trouver un interrupteur rouge marqué trevoga. Il appuya sur le bouton et tout le navire résonna bientôt de sonneries d’alarme qui brisèrent la quiétude de la nuit.
Quelques secondes plus tard, le capitaine musclé du Vereshchagin, arrivé de sa cabine, chargeait comme un taureau furieux dans le poste de pilotage.
— Que se passe-t-il ici ? bégaya-t-il en anglais avec quelque difficulté. Où est l’homme de quart, Anatoly ?
— Le navire coule, répondit Pitt calmement. Il n’y avait personne de quart quand je suis arrivé il y a quelques instants.
Le capitaine, ahuri, grimaça lorsqu’il se rendit compte que le bateau tanguait.
— Il nous faut plus de puissance ! cria-t-il en attrapant un téléphone pour passer l’ordre à la salle des machines.
Mais tandis qu’il saisissait le combiné, la passerelle fut soudain plongée dans le noir. Les lumières des mâts, des cabines, les voyants des consoles – tout s’éteignit à bord du navire. Même la sonnerie d’alarme mourut peu à peu.
Jurant dans l’obscurité, le capitaine tâtonna pour trouver l’interrupteur de la batterie d’urgence qui baigna la passerelle d’une faible lueur. Tandis que les lumières s’allumaient en tremblotant, le chef mécanicien apparut en haletant. Cet homme trapu à la barbe bien taillée posa sur eux un regard bleu azur où perçait la panique.
— Capitaine, les écoutilles de la salle des machines ont été cadenassées. Il n’y a pas moyen d’entrer. Je crains qu’elle ne soit déjà à moitié inondée.
— Quelqu’un a fermé les portes ? Que se passe-t-il... Pourquoi coulons-nous alors que nous sommes à l’ancre ? demanda le capitaine, essayant de s’éclaircir les idées.
— Il semble que les fonds de cale soient inondés, et le pont inférieur prend l’eau rapidement par la poupe, rapporta le chef mécanicien après avoir repris son souffle.
— Vous devriez vous préparer à abandonner le navire, suggéra Pitt sur le ton de l’évidence.
Ces mots semblèrent transpercer Kharitonov jusqu’aux os. Pour un capitaine, donner l’ordre d’abandonner le navire équivaut à quitter volontairement son propre enfant. Il n’y a rien de plus déchirant. Les explications à fournir aux armateurs, aux compagnies d’assurances et aux comités d’enquêtes maritimes après les faits sont déjà assez pénibles, mais il est plus difficile encore de regarder l’équipage en proie à la frayeur, et d’assister impuissant au naufrage de la masse inerte de bois et d’acier. La plupart des navires finissent par avoir, aux yeux du capitaine et de l’équipage, leur propre personnalité – particularités, comportements, traits de caractère –, à la manière de la voiture familiale bien-aimée. Bien des capitaines ont été accusés d’entretenir une histoire d’amour avec le navire qu’ils commandaient et c’était le cas de Kharitonov.
Le capitaine, épuisé, savait de quoi il retournait, mais il était incapable de le formuler. Le visage décomposé, il fit simplement signe au chef mécanicien de transmettre l’ordre.
Pitt était déjà parti de son côté, à la recherche d’une solution pour maintenir le navire à flot. Il fut tenté de pénétrer dans la salle des machines avec son équipement de plongée, mais il lui faudrait d’abord venir à bout de l’écoutille cadenassée par des chaînes et, si la voie d’eau venait de la coque, il ne pourrait pas faire grand-chose pour la colmater.
La solution lui apparut clairement lorsqu’il se trouva nez à nez avec Giordino et Gunn sur le pont intermédiaire soudain en pleine effervescence.
— On dirait qu’on va prendre un bain de pieds, déclara Giordino, imperturbable.
— La salle des machines est cadenassée et inondée. On ne va plus rester à flot très longtemps, répondit Pitt avant de jeter un coup d’œil sur le pont arrière incliné. En combien de temps tu peux faire chauffer l’hélico ?
— C’est comme si c’était fait, fit Giordino pour toute réponse en s’élançant vers l’hélicoptère.
— Rudi, va vérifier si l’équipe de prospection pétrolière est bien en sécurité sur le pont. Puis, essaie de voir si tu peux convaincre le capitaine de lever l’ancre, déclara Pitt à Gunn qui frissonnait dans une veste légère.
— Qu’est-ce que tu caches dans ta manche ?
— Un as, j’espère, lança Pitt sur un ton songeur avant de disparaître vers l’arrière.
* * *
Le Kamov s’élança dans le ciel nocturne, puis resta un instant en vol stationnaire au-dessus du navire en perdition.
— On n’a pas un peu oublié le fameux adage « Les femmes et les enfants d’abord » ? demanda Giordino, assis aux commandes.
— J’ai envoyé Rudi rassembler l’équipe de géophysiciens, répondit Pitt qui avait perçu l’inquiétude sincère de Giordino pour Theresa. De toute façon, nous serons de retour avant que quiconque se soit mouillé les pieds.
À travers la verrière du cockpit, ils observaient la silhouette massive du navire, nettement mieux éclairée par les lumières de la rive que par les lumières d’urgence du pont, et Pitt espérait secrètement qu’il avait raison. Le navire de recherche s’enfonçait rapidement par l’arrière, l’eau atteignait déjà le pont inférieur et inonderait sous peu le pont découvert à la poupe. Giordino se dirigea instinctivement vers Listvyanka tandis que Pitt quittait des yeux le Vereshchagin pour se concentrer sur les bateaux éparpillés qui mouillaient au large du village.
— Tu cherches quelque chose en particulier ? demanda Giordino.
— Un remorqueur de forte puissance, de préférence, répondit Pitt en sachant qu’il ne trouverait rien de tel sur le lac.
Les embarcations qui passaient en dessous d’eux étaient presque exclusivement des petits bateaux de pêche comme celui qu’avaient loué les prospecteurs pétroliers. Plusieurs manquaient, ayant chaviré ou été balayés à terre par la force de la vague de seiche.
— Et ce grand costaud, là ? demanda Giordino en pointant une concentration de lumières dans la baie à environ trois kilomètres.
— Il n’était pas dans le coin hier soir, peut-être qu’il arrive tout juste. Allons jeter un coup d’œil.
Giordino fit virer l’hélicoptère en direction des lumières, et bientôt une silhouette de navire se matérialisa. En se rapprochant, Pitt se rendit compte qu’il s’agissait d’un cargo d’environ soixante mètres. La coque était peinte en noire et mangée par les taches brunes de rouille qui dégoulinaient jusqu’à la ligne de flottaison. Une cheminée d’un bleu passé s’élevait au milieu du pont, ornée d’un logo représentant une épée dorée. Il devait vraisemblablement sillonner le lac depuis des décennies, acheminant du charbon et du bois de Listvyanka vers les villages isolés de la rive nord du Baïkal. Tandis que Giordino descendait le long du bateau à tribord, Pitt remarqua un grand mât de charge monté à l’arrière. Ses yeux revinrent à la cheminée, puis il secoua la tête.
— Non. Impossible. Il est à l’ancre et je ne vois aucune filmée, donc les moteurs doivent être froids. Cela prendrait trop de temps de le mettre en marche.
Pitt inclina la tête vers le village.
— Je crois que nous allons devoir privilégier la vitesse par rapport à la puissance.
— La vitesse ? répéta Giordino en suivant le regard de Pitt et ramenant l’hélicoptère vers le village.
— La vitesse, confirma Pitt en tendant la main vers une concentration de lumières vives qui sautillaient au loin.
* * *
À bord du Vereshchagin, l’évacuation s’était organisée dans l’ordre et le calme. La moitié de l’équipage avait embarqué dans deux canots de sauvetage que l’on mettait à l’eau. Gunn se fraya un chemin à travers le groupe de scientifiques et membres d’équipage en direction des quartiers arrière, puis il descendit sur le pont inférieur. À l’extrémité de la coursive, l’eau avait atteint le plafond, mais, au niveau plus élevé où Gunn se trouvait, elle lui arrivait seulement aux chevilles. Les cabines des invités se trouvaient non loin de lui à un niveau où l’eau, à son grand soulagement, n’était pas encore très haute.
Gunn frissonna en s’approchant de la première cabine, que partageaient Theresa et Tatiana ; l’eau glacée tourbillonnait autour de ses mollets. Après s’être époumoné et avoir tambouriné à la porte, il actionna la poignée. La cabine était vide. Il n’y avait pas d’effets personnels, chose préyisible puisque les deux femmes étaient arrivées avec guère plus que les vêtements qu’elles avaient sur le dos. Seules les couvertures chiffonnées sur les deux couchettes témoignaient de leur passage.
Il referma la porte et se dirigea rapidement vers l’arrière jusqu’à la cabine suivante, tout en grimaçant car l’eau froide atteignait maintenant ses cuisses. De nouveau, il cria et tapa à la porte avant de forcer l’ouverture péniblement, luttant contre l’eau. C’était Roy et Wofford qui partageaient cette cabine, se rappela-t-il en entrant. À la faible lumière de l’éclairage de secours, il vit que la cabine était aussi vide que la première, même si les lits défaits semblaient avoir servi.
Tandis que l’eau glaciale lui piquait les jambes comme un millier d’épingles, Gunn se rassura en se convainquant que l’équipe avait dû déjà monter plus haut. Il ne lui restait que la cabine du capitaine russe à inspecter, sauf que l’eau à cet endroit lui arrivait à la poitrine. Peu désireux de risquer l’hypothermie, Gunn fît demi-tour et remonta sur le pont au moment où l’on mettait à la mer un troisième canot de sauvetage. Pourtant, nulle trace des prospecteurs pétroliers. Une seule conclusion s’imposait, songea-t-il avec soulagement : ils avaient dû partir à bord de l’une des deux premières embarcations.
* * *
Ivan Popovitch était endormi, pelotonné sur sa couchette, perdu dans un rêve où il péchait à la mouche dans la Lena, lorsqu’un gros bruit sourd le réveilla en sursaut. L’homme au visage rubicond, pilote du ferry hydroptère de Listvyanka, Voskhod, enfila un lourd manteau de fourrure puis sortit de sa cabine, encore titubant de sommeil, pour grimper sur le pont arrière du ferry.
Il se trouva immédiatement nez à nez avec une paire de phares éblouissants tandis que le battement assourdissant des pales qui fouettaient l’air lui envoyait une rafale d’air froid. Les lumières s’élevèrent doucement au-dessus du pont, restèrent en suspension un instant, puis s’éloignèrent. Tandis que l’écho des rotors de l’hélicoptère s’évanouissait rapidement dans la nuit, Popovitch se frotta les yeux pour effacer les multiples points lumineux qui dansaient devant sa rétine. En les rouvrant, il fut surpris de découvrir un homme devant lui. Il était grand et brun, et son sourire amical dévoilait une rangée de dents blanches. D’une voix calme, l’étranger déclara :
— Bonsoir. Ça vous ennuierait que je vous emprunte votre bateau ?
* * *
Le ferry à grande vitesse fit une traversée spectaculaire de la baie, en appui sur ses deux ailes portantes avant jusqu’au Vereshchagin. Popovitch conduisit le ferry droit sur la proue du navire qui coulait, puis il vira adroitement en coupant les gaz, ce qui l’amena à quelques mètres de son but. Pitt, debout contre le parapet du ferry, regardait le navire de recherche gris. Il penchait vers l’arrière de façon grotesque et la proue était relevée vers le ciel à un angle de vingt degrés. Le navire inondé était dans un état critique, susceptible de glisser sous la surface ou de se retourner d’un moment à l’autre.
Un bruit métallique se fit entendre au-dessus d’eux : la chaîne de l’ancre du navire était en train de filer dans l’écubier. Dix mètres de cette lourde chaîne passèrent bruyamment par-dessus bord, suivie par une aussière et un flotteur qui permettraient de retrouver l’emplacement de l’ancre. Lorsque le dernier maillon plongea sous la surface, Pitt vit la proue du navire se redresser légèrement, grâce à la réduction de la tension.
— Largage du câble de remorquage, lança une voix au-dessus d’eux.
Levant les yeux, Pitt fut réconforté de voir Giordino et Gunn debout à la proue. Une seconde plus tard, ils soulevaient un lourd cordage par-dessus le parapet et le déroulaient jusqu’à la surface de l’eau.
Popovitch réagit instantanément. Le pilote expérimenté fit promptement reculer son bateau en direction du câble qui se balançait, jusqu’à ce que Pitt eût attrapé la boucle à l’extrémité. Après l’avoir rapidement attachée à un cabestan, Pitt se releva et fit signe à Popovitch de mettre les gaz.
— Câble en place. Tirez-nous de là, Ivan.
Popovitch mit en marche les moteurs diesel et avança tout doucement de façon à tendre le câble, puis il mit progressivement plus de puissance. Les propulseurs du ferry fouettèrent l’eau et Popovitch, abandonnant toute prudence, poussa doucement les gaz à fond.
Debout à la poupe, Pitt entendit les deux moteurs geindre en atteignant leur régime maximal. L’eau bouillonna, écumante, brassée par les propulseurs, mais l’avant semblait ne même pas osciller. On aurait dit un moustique tirant un éléphant, songeait Pitt, mais la piqûre du moustique est parfois redoutable. Le ferry était capable de naviguer à trente-deux nœuds et ses moteurs jumeaux de 1 000 chevaux avaient une puissance impressionnante.
Personne ne ressentit le premier cahot, mais centimètre après centimètre, puis mètre après mètre, le Vereshchagin se mit à avancer. Giordino et Gunn, en compagnie du capitaine et d’une poignée d’hommes d’équipage, observaient la manœuvre depuis la passerelle : tous retenaient leur souffle alors qu’ils se dirigeaient vers le port de pêche. Popovitch ne ménagea pas ses efforts et opta pour la trajectoire la plus courte, ce qui les amena en plein cœur de Listvyanka.
Les deux navires avaient progressé de huit cents mètres lorsqu’une succession de craquements et de grognements se fit entendre, provenant des entrailles du Vereshchagin. Une bataille faisait rage entre l’arrière inondé et la proue qui flottait, un combat qui mettait à rude épreuve l’intégrité de la vieille structure. Pitt, nerveux, se tenait près du câble de remorquage, sachant qu’il devrait le couper sans attendre si le Vereshchagin venait à plonger pour éviter qu’il n’entraîne le ferry avec lui.
Les minutes s’étiraient comme des heures à mesure que le Vereshchagin avançait péniblement vers la rive, la poupe plongeant de plus en plus profondément sous la surface du lac. Soudain, un autre grondement métallique se fit entendre, alors que le ventre du navire était parcouru d’une secousse. Avec une lenteur insupportable, le navire se rapprochait, baigné désormais par l’éclairage jaune du village. Popovitch conduisit le ferry à faible tirant d’eau directement vers une plage rocailleuse, près des quais endommagés de la marina. À regarder la scène de l’extérieur, on aurait pu croire qu’il voulait s’échouer sur la rive, pourtant tous priaient pour qu’il ne s’arrête pas. Dans un rugissement de moteur amplifié par les murs des bâtiments du village qui tremblaient, Popovitch continua sa trajectoire jusqu’à quelques mètres du bord, quand un raclement étouffé l’avertit que la coque du Vereshchagin avait enfin touché le sol.
Dans la cabine de l’hydroptère, Popovitch avait ressenti plutôt qu’entendu l’échouage du navire de recherche, et il avait rapidement éteint les moteurs en surchauffe du ferry. Un calme de mort enveloppa les deux navires tandis que l’écho des deux moteurs mourait. Puis des acclamations s’élevèrent, poussées à la fois par les hommes d’équipage qui avaient accosté avec les canots de sauvetage, les villageois qui regardaient depuis la plage, et enfin, les hommes restant à bord du Vereshchagin, qui tous applaudirent les efforts héroïques de Pitt et Popovitch. Ce dernier actionna deux fois la corne de brume en guise de réponse, puis s’approcha de la poupe et fit un signe aux hommes debout sur la passerelle du Vereshchagin.
— Mes compliments, capitaine. Vos prouesses à la barre étaient aussi artistiques que celles de Rachmaninoff au piano, lança Pitt.
— Je ne pouvais pas supporter l’idée de voir sombrer mon ancien bateau, répondit Popovitch en regardant avec nostalgie le Vereshchagin, J’ai commencé en briquant le pont de cette babouchka, dit-il en souriant. En plus, le capitaine Kharitonov est un vieil ami. Je n’aurais pas voulu qu’il ait des démêlés avec l’État.
— Grâce à vous, un jour le Vereshchagin sillonnera de nouveau les eaux du lac Baïkal. J’espère que le capitaine Kharitonov sera aux commandes ce jour-là.
— Je l’espère aussi. Il m’a dit par radio qu’il s’agissait d’un acte de sabotage. Peut-être l’œuvre d’un groupe écolo. Ils se comportent souvent comme si le lac leur appartenait.
Pour la première fois, Pitt envisagea cette possibilité. Un acte de malveillance, sans aucun doute, mais qui en était l’auteur ? Et dans quel but ? Peut-être Sarghov lui fournirait-il la réponse.
Malgré l’heure tardive, Listvyanka était en ébullition, les villageois se pressant pour offrir leur aide après la quasi-catastrophe. Plusieurs petits bateaux de pêche faisaient la navette pour ramener à terre les membres d’équipage, tandis que d’autres amarraient solidement le navire échoué. Une usine de conditionnement de poisson, toute proche, dont le sol était encore humide après l’inondation de l’après-midi, fut ouverte pour permettre aux scientifiques et à l’équipage de se reposer. Du café et de la vodka furent apportés avec empressement par les femmes des pêcheurs, accompagnés d’« omul » fraîchement fumé pour ceux qui auraient eu un petit creux nocturne.
Pitt et Popovitch furent acclamés et applaudis dès leur entrée dans le hangar. Le capitaine Kharitonov exprima sa gratitude aux deux hommes, puis, avec une émotion qui ne lui ressemblait pas, il étreignit son vieil ami Popovitch.
— Tu as sauvé le Vereshchagin. Je te suis très reconnaissant, mon ami.
— Je suis heureux d’avoir pu t’aider. Toutefois, c’est M. Pitt qui a eu l’ingénieuse idée d’utiliser mon ferry.
— J’espère seulement que la prochaine fois je n’aurai pas besoin de vous appeler au milieu de la nuit, Ivan, fit Pitt en souriant, son regard glissant sur les pantoufles que Popovitch avait gardées aux pieds.
Puis il se tourna vers Kharitonov :
— A-t-on battu le rappel de l’équipage ?
Le visage du capitaine s’assombrit.
— Le marin qui était de quart sur la passerelle, Anatoly, n’a pas été vu. Le Pr Sarghov manque également à l’appel. J’espérais qu’il était peut-être avec vous.
— Alexander ? Non, il n’était pas avec nous. Je ne l’ai pas vu depuis la fin du dîner.
— Il n’était pas à bord des canots de sauvetage, répliqua Kharitonov.
Giordino et Gunn, l’air abattu, s’approchèrent de Pitt en baissant la tête.
— Et ce n’est pas tout, enchaîna Giordino qui avait entendu une partie de la conversation. Toute l’équipe de la compagnie pétrolière que nous avons secourue a disparu. Personne n’est arrivé aux canots et leurs cabines étaient vides.
— J’ai pu regarder dans toutes, sauf celle du pêcheur, ajouta Gunn avec un hochement de tête.
— Personne ne les a vus quitter le navire ? demanda Pitt.
— Non, répondit Giordino en secouant la tête, incrédule. Ils sont partis sans laisser de traces. Comme s’ils n’avaient jamais existé.
6
Lorsque le soleil franchit la ligne d’horizon au sud-est quelques heures plus tard, on put se rendre compte à quel point le Vereshchagin était en mauvais état. La salle des machines, la cale arrière et les cabines du pont inférieur étaient complètement submergées, et l’eau recouvrait près d’un tiers du pont principal. Il était vain d’essayer d’estimer combien de minutes le bateau serait resté à flot s’il n’avait pas été remorqué jusqu’à la rive car la réponse était évidente pour tous : pas très longtemps.
Debout près des vestiges d’un kiosque d’informations touristiques qui avait été démoli par la vague de seiche, Pitt et le capitaine Kharitonov scrutaient le navire échoué. À la poupe, Pitt remarqua un couple de nerpas noirs et brillants qui remontaient à la surface et nageaient par-dessus le parapet arrière. Ces petits phoques aux yeux de biche qui peuplaient le lac se laissèrent paresseusement flotter près du pont arrière submergé, avant de disparaître sous l’eau en quête de nourriture. En attendant qu’ils refassent surface, Pitt regarda la ligne de flottaison du bateau et s’arrêta sur une petite tache de peinture rouge au milieu du navire, sans doute issue du frottement contre un quai ou un petit bateau.
— L’équipe d’Irkoutsk n’arrivera pas avant demain pour le renflouer, dit Kharitonov l’air sombre. Je vais tout de même demander à l’équipage de mettre en service les pompes manuelles, bien que cela ne serve sans doute pas à grand-chose avant d’avoir déterminé les causes exactes du naufrage.
— Avant tout, il faut élucider la disparition d’Alexander et de l’équipe de prospection pétrolière, répondit Pitt. Puisqu’on ne les a pas retrouvés à terre, il est possible qu’ils ne s’en soient pas sortis vivants. Nous devons fouiller la partie immergée du bateau à la recherche de leurs corps.
Le capitaine hocha la tête à contrecœur.
— Oui, nous devons retrouver mon ami Alexander, mais j’ai peur que nous ne devions attendre l’arrivée d’une équipe de plongeurs de la police pour avoir la réponse.
— Peut-être pas, capitaine, dit Pitt en désignant une silhouette qui approchait.
À une cinquantaine de mètres, Al Giordino marchait au bord de l’eau dans leur direction, chargé d’une pince coupe-boulons à poignée rouge qu’il portait sur l’épaule.
— J’ai trouvé cela dans un vide-grenier en ville, dit-il en se délestant de son fardeau.
Les longues poignées pendaient à la hauteur de ses cuisses.
— Cela devrait nous donner accès aux parties condamnées du navire, dit Pitt.
— Vous ? C’est vous qui allez mener une enquête ? demanda Kharitonov, surpris de l’initiative des Américains.
— Il nous faut découvrir si Alexander et les autres sont encore à bord, déclara Giordino, l’air déterminé.
— Celui qui a essayé de couler votre navire avait peut-être intérêt à interrompre nos travaux de recherche, ajouta Pitt. Si c’est le cas, j’aimerais découvrir pourquoi. Étant stocké dans la cale avant, nous avons accès à notre équipement de plongée.
— Ce n’est peut-être pas prudent, fit remarquer Kharitonov.
— La seule chose difficile, ce sera de convaincre Al d’aller plonger avant le petit déjeuner, lança Pitt pour tenter de dédramatiser la situation.
— Je sais de source sûre que la cafétéria du coin fait un buffet à volonté de blinis au caviar, répondit Giordino en plissant le front.
— Dans ce cas, il n’y a plus qu’à espérer qu’ils ne seront pas à court.
Gunn rejoignit Pitt et Giordino, et ils s’élancèrent vers le bateau échoué à bord d’un Zodiac mis à leur disposition. Après avoir grimpé sur le pont en pente qui menait à la cale avant, Gunn leur donna un coup de main pour enfiler leurs combinaisons noires et leurs ceintures de plomb, puis il fixa les recycleurs légers. Avant qu’ils aient mis leurs casques de plongée, Gunn tendit la main vers le plafond.
— Je vais aller jeter un coup d’œil aux ordinateurs de bord et demander un rapport sur l’activité sismique récente. Ne vous enfuyez pas avec des sirènes en mon absence.
— De toute façon, dans cette flotte glacée, elles seraient trop transies pour nager, grommela Giordino.
Se passant de palmes les deux hommes, en chaussons de caoutchouc, descendirent lourdement le pont. Lorsque le niveau de l’eau atteignit leurs épaules, Pitt alluma une petite lampe fixée sur sa tempe, puis plongea sous l’eau. À tribord, à quelques pas de lui, il avisa un escalier vers lequel il se dirigea, telle la créature de Frankenstein, avançant laborieusement contre la masse d’eau. Un rai de lumière mouvant lui apprit que Giordino le suivait de près. Il descendit les marches en bondissant, passa devant le niveau inférieur des cabines et poursuivit jusqu’à la cale et la salle des machines. Comme il s’éloignait de la lumière du jour, un nuage d’obscurité l’enveloppa. L’eau étant aussi claire que celle d’une piscine, la lampe de Pitt découpait un sentier blanc lumineux dans l’obscurité. En raison de la flottabilité négative, il était plus aisé de marcher que de nager, et il progressait par petits bonds lunaires jusqu’à l’écoutille tribord de la salle des machines. Ainsi que l’avait déclaré le chef mécanicien, la lourde porte en acier avait été condamnée : une vieille chaîne rouillée était attachée autour du loquet et de la cloison d’étanchéité, interdisant l’accès à l’écoutille. Pitt remarqua que le cadenas doré qui fermait la chaîne semblait neuf.
Pitt regarda le faisceau de la lampe de Giordino illuminer le panneau d’écoutille, puis les lames du coupe-boulons glissèrent devant lui et accrochèrent un maillon de la chaîne près du cadenas. Pitt se retourna et vit Giordino couper le maillon comme s’il cassait une noix ; les bras épais de l’Italien brandissaient avec facilité les cisailles. Dès qu’il eut coupé la seconde moitié du maillon, Pitt déroula la chaîne, ouvrit l’écoutille puis il entra.
Bien que le Vereshchagin eût plus de trente ans, la salle des machines était propre et immaculée, marque d’un chef mécanicien méticuleux. Le grand générateur diesel du bateau, installé au milieu, occupait presque toute la salle. Pitt se mit à décrire des cercles avec sa torche, à la recherche de signes tangibles de dégradations sur le pont ou les cloisons, ou sur le moteur lui-même, mais il ne vit rien de particulier. Seule une grande grille n’était pas à sa place ; elle avait été arrachée au pont et posée contre un coffre à outils. Jetant un coup d’œil dans l’ouverture, Pitt s’aperçut qu’il s’agissait d’une des entrées à la pompe de cale. Un trou d’un mètre vingt menait à un étroit couloir qui courait sous la salle. Au fond se trouvait la plaque d’acier incurvée de la coque du navire.
Pitt se laissa tomber dans le trou et s’agenouilla afin d’examiner le compartiment en direction de la poupe. Aussi loin qu’éclairait sa lampe, les plaques de la coque semblaient lisses et intactes. Pivotant doucement, il se heurta à un objet métallique au moment où Giordino, muni d’une lampe frontale, s’introduisait dans le compartiment. Grâce à cette lumière, Pitt put remarquer un gros tuyau qui partait de l’objet derrière lui. Se retournant pour examiner la protubérance, il vit Giordino lui faire un signe affirmatif.
L’objet était en fait une grosse valve qui dépassait du tuyau de trente centimètres et à côté de laquelle se trouvait un petit panneau rouge sur lequel était écrit en caractères gras blancs : predosterezheniye ! Pitt supposa que cela signifiait « Attention ! ». Il plaça ses mains gantées sur le robinet et le tourna dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, sans résultat. Il inversa alors le mouvement pour tenter la rotation dans l’autre sens, et poussa légèrement avant de le tourner jusqu’au bout. Il jeta un regard à Giordino, qui hocha la tête avec un air entendu. C’était aussi simple que cela : la valve ouvrait la prise d’eau à la mer, ce qui inondait la pompe de cale et enfin le navire entier lorsqu’elle était ouverte en mer. Quelqu’un avait pénétré dans la salle des machines, ouvert la prise d’eau, neutralisé les pompes et enfin condamné l’accès. Une façon simple et rapide de couler un navire en pleine nuit.
Pitt ressortit à la nage du compartiment de pompe et traversa la salle des machines. Sur le côté opposé, il trouva une grille identique restée à sa place. Soulevant la grille, il descendit pour inspecter la prise d’eau de bâbord et découvrit que celle-là aussi avait été ouverte. Après avoir refermé la valve, il attrapa la main de Giordino qui le hissa hors du compartiment, sur le pont de la salle des machines.
Ils avaient rempli la moitié de leur mission : accéder à la salle des machines et déterminer la cause de l’inondation. Restait la question de Sarghov, Anatoly et les géophysiciens. En regardant sa montre, Pitt constata qu’ils étaient sous l’eau depuis presque trente minutes. Disposant pourtant d’une bonne quantité d’air et d’un délai encore large, l’eau froide commençait à lui transpercer les os, et ce malgré la combinaison. Dans sa jeunesse, il plongeait sans presque se soucier du froid, mais les années lui rappelaient une nouvelle fois qu’il n’était plus un gamin.
Balayant cette pensée, il conduisit Giordino hors de la pièce, puis inspecta rapidement les autres compartiments inondés dans la salle. N’ayant rien trouvé d’anormal, ils remontèrent l’escalier d’un niveau jusqu’aux cabines couchettes.
Par gestes, Pitt fit signe à Giordino de regarder dans les cabines à bâbord tandis qu’il inspecterait celles à tribord. En avançant et en ouvrant la porte de la première cabine, qu’il savait être celle de Sarghov, il se sentait dans la peau d’un charognard. En dehors du fait qu’elle était pleine d’eau, Pitt fut surpris de constater que tout était à peu près resté en place. Seules quelques liasses de documents et les pages d’un journal local dérivaient paresseusement dans la cabine. Pitt aperçut un ordinateur portable ouvert sur le bureau, dont l’écran était noir à cause de l’immersion. Un ciré, que Sarghov portait au dîner, se trouvait sur le dossier de la chaise. Pitt jeta un coup d’œil dans le petit placard et découvrit quelques chemises et pantalons soigneusement suspendus à des cintres. Tout cela était la preuve d’un départ précipité, songea Pitt.
Une fois sorti de la cabine de Sarghov, il fouilla rapidement les trois suivantes avant d’arriver à la dernière de tribord. C’était celle que Gunn n’avait pu atteindre lorsqu’il avait cherché les membres du bureau d’études pétrolier. De l’autre côté du couloir, Pitt apercevait la lumière vacillante de la torche de Giordino qui l’avait dépassé et en était à la dernière cabine. Pitt tourna le loquet et appuya tout son corps contre la porte pour forcer l’ouverture qui résistait à des mètres cubes d’eau. Comme les cabines précédentes, tout paraissait en ordre, et l’inondation semblait n’avoir rien dérangé. Sauf que, depuis le seuil de la porte, Pitt remarqua quelque chose d’inhabituel : il y avait toujours son occupant.
Dans la pénombre, on aurait pu penser à un sac de marin ou quelques oreillers sur la couchette, mais Pitt avait eu un autre pressentiment. S’approchant, il vit que c’était bien un homme allongé sur la couchette, un homme pâle et tout ce qu’il y a de plus mort. Pitt s’approcha doucement et se pencha prudemment au-dessus de la silhouette allongée, l’éclairant avec le faisceau de sa lampe torche. Les yeux ouverts du capitaine revêche du bateau de pêche le regardèrent sans ciller, figés à jamais par la surprise. Le vieux pêcheur était en tee-shirt, les jambes bordées sous les draps. La couverture serrée l’avait empêché de flotter au-dessus de la couchette jusqu’à ce que l’air ait été entièrement purgé de ses poumons.
En l’éclairant de plus près, Pitt passa un doigt sur le front de l’homme. À cinq centimètres au-dessus de son oreille, une légère entaille marquait sa tempe. Bien que la peau n’ait pas éclaté, il était évident qu’un coup violent lui avait fracassé le crâne. En proie à des réflexions quelque peu morbides, Pitt se demandait si c’était le coup lui-même qui avait provoqué la mort du vieux pêcheur ou bien si, resté inconscient, il avait été noyé par l’inondation de la cabine.
Lorsque la lampe de Giordino apparut soudain dans l’encadrement de la porte, Pitt put examiner avec soin le sol. Il n’y avait rien sur le plancher moquetté de la cabine. Il ne vit ni carafe en porcelaine, ni presse-papier en plomb, ni bouteille de vodka susceptibles d’être tombés d’une étagère et d’avoir assommé l’homme par accident. La pièce était entièrement vide, comme il fallait s’y attendre !
Pitt jeta un dernier regard au vieil homme, lui confirmant que sa première intuition avait été la bonne. Dès la première seconde, Pitt avait compris que le décès n’avait rien d’accidentel. Il avait été assassiné.
7
— Envolé ! s’exclama Gunn, le visage rouge de colère. Quelqu’un a arraché tous les disques durs de la base de données et a disparu avec. Toutes les coordonnées, tout ce que nous avions recueilli depuis deux semaines, tout s’est envolé !
Gunn continua à fulminer tout en aidant Pitt et Giordino à ôter leurs combinaisons.
— Et les sauvegardes, Rudi ? demanda Pitt.
— C’est vrai, en bon informaticien je sais que tu sauvegardes tout sur des disques, sans doute même en triple exemplaire, déclara Giordino tout en suspendant sa combinaison à un crochet.
— Nos DVD de sauvegarde ont disparu également ! s’écria Gunn. Volés par quelqu’un qui était là pour ça.
— Notre copain Sarghov ? demanda Giordino.
— Je ne crois pas, répondit Pitt. Sa cabine ne ressemblait pas à celle de quelqu’un qui a prévu de s’enfuir.
— Je ne comprends pas. Ces données n’ont de valeur que pour la communauté scientifique. Nous avons tout partagé avec nos homologues russes. Qui voudrait voler ces informations ? s’interrogea Gunn, retrouvant peu à peu son calme.
— Peut-être son intention n’était-elle pas de voler les données, mais seulement de nous empêcher d’y découvrir quelque chose, supposa Pitt.
— Peut-être, répéta Giordino. Rudi, cela signifie sans doute que ton ordinateur chéri est au fin fond du lac Baïkal avec les poissons.
— C’est censé me réconforter ? marmonna-t-il.
— Courage ! Tu t’en sors quand même mieux que le vieux pêcheur.
— C’est vrai, il a perdu son bateau, concéda Gunn.
— Il a perdu plus que cela, lui répondit Pitt avant de lui rapporter sa découverte.
— Mais pourquoi assassiner un vieil homme ? s’exclama Gunn en secouant la tête, incrédule. Et les autres ? Ont-ils été enlevés ? Ou bien sont-ils partis de leur plein gré, après avoir tué le pêcheur et détruit le résultat de nos recherches ?
Les mêmes questions se bousculaient dans l’esprit de Pitt, sans plus de réponses.
* * *
À la mi-journée, on installa une ligne électrique aérienne depuis la rive pour amener de l’électricité au Vereshchagin et activer ainsi les pompes de cale neutralisées par Pitt. Des pompes d’appoint furent amenées sur le pont arrière afin d’assécher les compartiments inondés, faisant gémir les générateurs. Lentement mais sûrement, les quelques matelots qui regardaient depuis la rive virent la poupe sortir de l’eau laborieusement.
Autour de Listvyanka, les habitants continuaient à s’occuper de ce qui avait été ravagé par les inondations. Le célèbre marché aux poissons de la ville fut rapidement reconstruit et quelques vendeurs offrirent bientôt un assortiment aromatique de poisson fraîchement fumé. Des bruits de scie et de marteau emplissaient l’air, tandis que les boutiques touristiques qui se trouvaient les plus proches de la rive étaient rapidement remises en état.
Bientôt, on put dresser un bilan de la totalité des dégâts. De nombreux dommages matériels s’étaient produits sur la rive sud mais, fort heureusement, on n’enregistrait aucune perte humaine. C’était la fabrique de papier de Baïkalsk, un point de repère de la côte sud, qui avait subi les dégradations les plus importantes, et on dut la fermer pendant plusieurs semaines le temps de nettoyer et restaurer l’usine. De l’autre côté du lac, on entendait dire que le séisme avait gravement endommagé l’oléoduc Taishet-Nakhodka qui longeait la rive nord. Des scientifiques de l’Institut limnologique étaient déjà en route pour s’assurer qu’une fuite de pétrole, causée par le séisme, ne polluerait pas le lac.
Peu après le déjeuner, le commissaire de police de Listvyanka monta à bord du Vereshchagin, accompagné de deux enquêteurs d’Irkoutsk. Les représentants de l’ordre grimpèrent sur la passerelle du navire et saluèrent le capitaine Kharitonov d’une poignée de main formelle. Le commissaire de Listvyanka, un homme débraillé qui arborait un uniforme trop petit, ignora les trois Américains occupés à reconfigurer leur équipement informatique de l’autre côté de la passerelle. En bureaucrate gonflé d’autorité, le commissaire appréciait les prérogatives que lui procurait son travail, à défaut d’aimer les tâches qui lui incombaient. Tandis que Kharitonov les informait des disparitions et de la découverte du cadavre du pêcheur dans la cabine inondée, la colère se peignit sur le visage du commissaire. Avec un cadavre sur le Vereshchagin, la thèse de l’accident ne tenait pas, et un meurtre potentiel signifierait de la paperasse supplémentaire et des représentants du gouvernement qui viendraient mettre le nez dans ses affaires. Son expérience de la criminalité se limitait à d’occasionnels vols de bicyclette, voire une rixe dans un bar, et c’est ainsi qu’il préférait les choses.
— Sornettes, rétorqua-t-il d’une voix dure. Je connaissais bien Belikov. C’était un vieux pêcheur ivrogne. Il buvait trop de vodka et il a dû perdre connaissance comme un vieux bouc. Un malheureux accident, expliqua-t-il nonchalamment.
— Mais alors que faites-vous de la disparition des deux hommes d’équipage et de l’équipe de géophysiciens qui a été secourue avec le pêcheur, et comment expliquez-vous le fait que l’on ait essayé de couler mon navire ? ajouta le capitaine Kharitonov avec une fureur croissante.
— Ah, oui, répondit le policier, vous voulez parler des matelots qui ont ouvert les vannes de la prise d’eau par erreur ? Ils ont probablement craint les conséquences et se sont sans doute enfuis. Ils referont surface un de ces jours dans l’un de nos distingués débits de boissons, déclara-t-il d’un air entendu.
Lorsqu’il se fut rendu compte que les deux hommes d’Irkoutsk ne semblaient guère mordre à son raisonnement, il poursuivit.
— Bien entendu, il faudra interroger l’équipage et les passagers pour s’en assurer.
Pitt se détourna de ce commissaire suffisant et se mit à étudier les hommes à ses côtés : les deux enquêteurs de la police criminelle d’Irkoutsk n’étaient manifestement pas taillés dans le même bois. C’étaient des hommes endurcis, et dont le costume civil dissimulait une arme. Il ne s’agissait pas de banals agents de la circulation ; ils arboraient un air d’assurance tranquille qui témoignait d’une certaine expérience et d’un entraînement autrement plus spécialisé que celui de la police locale. Lorsque les interrogatoires débutèrent à bord du navire, Pitt nota avec curiosité que les policiers d’Irkoutsk semblaient plus intéressés par l’absence de Sarghov que par la disparition des géophysiciens ou la mort du pêcheur.
— C’est peut-être un coup de Boris Badenov, le méchant espion du dessin animé ? marmonna Giordino sous cape après avoir été brièvement interrogé.
Lorsque les interrogatoires prirent fin, les policiers regagnèrent le poste de pilotage, où le commissaire s’amusa, pour la galerie, à admonester une dernière fois Kharitonov. Le capitaine du Vereshchagin annonça alors d’une voix sourde qu’à la demande de la police de Listvyanka, tout l’équipage devait regagner le navire immédiatement et y demeurer jusqu’à la fin de l’enquête.
— Ils auraient pu nous laisser aller boire une bière d’abord, se lamenta Giordino.
— Je savais que j’aurais dû rester à Washington, ronchonna Gunn. Maintenant nous voilà exilés en Sibérie.
— De toute façon, en été, Washington est une épouvantable étuve, répliqua Pitt en admirant la vue panoramique du lac depuis la fenêtre de la passerelle.
À deux kilomètres, il remarqua le porte-conteneurs noir qu’il avait survolé en hélicoptère la veille. Le navire était à présent amarré à un ponton encore intact tout au bout de la ville et on déchargeait sa soute arrière par une grosse grue de quai.
Une paire de jumelles étant suspendue à un crochet près de la fenêtre, Pitt s’en saisit et les porta machinalement à ses yeux pour scruter le cargo. À travers les lentilles grossissantes, il vit deux grands camions à plateau ainsi qu’une fourgonnette plus petite, garés sur le quai non loin du cargo. La grue portait les caisses à l’intérieur des camions, fait inhabituel puisque Listvyanka était plutôt un port à partir duquel on acheminait des marchandises vers le reste des communes bordant le lac. En zoomant sur l’un des camions, il fut surpris d’y découvrir un étrange objet vertical sur une palette en bois, enveloppé dans une bâche en toile.
— Capitaine ? fit-il en tendant la main vers la fenêtre. Ce porte-conteneurs noir... Que savez-vous sur lui ?
Le capitaine Kharitonov s’approcha en plissant les yeux.
— Le Primorski. Un antique marmiton du lac Baïkal. Pendant des années, il a régulièrement fait des trajets de Listvyanka à Baikalskœ au nord, pour transporter de l’acier et du bois servant à la construction d’une voie ferrée. Lorsque les travaux ont été achevés, il est resté immobile à son mouillage pendant plusieurs mois. Puis j’ai entendu dire qu’il avait été loué pour une courte durée à une compagnie pétrolière. Ils ont fourni leurs propres employés pour le manœuvrer, à la grande contrariété de l’ancien équipage. Je ne sais pas à quoi ils s’en servent, sans doute pour transporter du matériel pour l’oléoduc.
— Une compagnie pétrolière, répéta Pitt. Ce ne serait pas par hasard le groupe Avarga ?
Kharitonov releva les yeux et réfléchit un instant.
— Si, maintenant que j’y pense, je crois que c’est ça. Pardonnez à un homme fatigué de ne pas y avoir songé plus tôt. Peut-être qu’ils savent quelque chose au sujet de la disparition des géophysiciens ? Et de celle d’Anatoly et Alexander, ajouta-t-il sur un ton furieux.
Le capitaine passa un appel radio au porte-conteneurs, dont le nom, Primorski, était celui d’une chaîne de montagnes sur la rive occidentale du lac Baïkal. Une voix bourrue lui répondit presque immédiatement, ne fournissant que des réponses brèves et hachées à ses questions. Pendant cette conversation, Pitt braqua ses jumelles sur le vieux navire et scruta longuement le pont arrière désert.
— Al, regarde ça.
Giordino étudia attentivement le cargo. Remarquant les bâches qui dissimulaient la cargaison, il déclara :
— Ils sont bien cachottiers pour du simple matériel, tu ne trouves pas ? Alors que si on leur posait la question, je suis sûr qu’ils nous diraient que ce n’est rien que des pièces détachées de tracteurs.
— Jette un coup d’œil au pont arrière, lui suggéra Pitt.
— Il y avait un mât de charge sur ce pont hier soir, observa Giordino. Mais il a disparu, comme nos amis.
— Je t’accorde qu’il faisait nuit quand nous avons survolé le navire, mais ce mât de charge n’avait pas l’air d’être en Lego.
— Non, ce n’était pas un truc qui aurait pu être démonté rapidement sans une armée de techniciens.
— Pourtant d’après ce que j’ai vu dans les jumelles, l’équipage qui travaille sur ce navire est plutôt réduit.
La conversation fut interrompue par la voix chaude du capitaine qui venait de couper sa communication radio.
— Désolé, messieurs. Le capitaine du Primorski déclare qu’il n’a pris aucun passager, qu’il n’a ni vu ni entendu parler d’aucune équipe de prospection pétrolière et qu’il ignorait d’ailleurs tout de leurs activités sur le lac.
— Et je parie qu’il ignore également la couleur du cheval blanc d’Henri IV, fit Giordino.
— Est-ce qu’il a parlé du manifeste de cargaison ?
— Oh oui, répondit Kharitonov. Ils transportent des matériaux agricoles et des pièces de tracteurs d’Irkoutsk à Baikalskœ.
8
Le jeune policier chargé de s’assurer que personne ne quittait le navire s’ennuya rapidement. Après avoir arpenté la rive sans relâche, à quelques mètres de l’endroit où la proue du Vereshchagin avait touché le fond, il avait surveillé le navire avec zèle jusqu’au coucher du soleil. Mais alors que la soirée s’écoulait sans incident, son attention commença à faiblir. De fortes basses en provenance d’un bar en haut de la rue le détournèrent peu à peu de sa mission et au bout d’un moment, il pivota afin de faire face à l’entrée du bar, dans l’espoir d’y apercevoir une séduisante touriste ou une belle étudiante venue d’Irkoutsk. Ainsi distrait, il n’avait presque aucune chance de repérer deux hommes vêtus de noir qui faisaient passer un petit Zodiac par-dessus le parapet arrière du Vereshchagin avant de sauter sans bruit dans l’embarcation.
Pitt et Giordino s’éloignèrent, en s’appliquant à rester à couvert derrière le Vereshchagin.
— À quelques coups de rames, on a des bars tout ce qu’il y a de plus sympathique, mais toi il faut que tu nous emmènes à la pêche, chuchota Giordino.
— Des pièges à touristes hors de prix qui refilent de la bière tiède et des bretzels rassis, objecta Pitt.
— Hélas, une bière tiède vaut tout de même mieux que pas de bière du tout, fut la réponse poétique de son compagnon.
Bien qu’ils se soient vite fondus à la nuit, Pitt insista pour qu’ils rament plus d’un kilomètre et demi avant de tirer sur la corde de démarrage du moteur hors-bord de vingt-cinq chevaux. Le petit moteur se mit rapidement en marche en toussotant et Pitt positionna le bateau parallèlement à la rive. Giordino prit alors sur le plancher un sondeur bathymétrique d’un mètre et le balança par-dessus bord, traînant derrière lui presque toute la longueur des cent mètres de câble électronique. Ayant attaché l’extrémité au plat-bord, il ouvrit un ordinateur portable et lança l’application du sonar latéral. En quelques instants, une image du fond du lac, aux reflets jaunes, commença à défiler sur l’écran.
— Le film a commencé, annonça Giordino, avec en vedette un fond sablonneux ondulé de cinquante-deux mètres de profondeur.
Pitt continua de diriger le bateau parallèlement à la rive, jusqu’à ce qu’il soit à la hauteur du cargo noir. Il tint le cap pendant encore quatre cents mètres avant de faire demi-tour et de repartir dans la direction opposée, quelques dizaines de mètres plus loin vers l’intérieur du lac.
— Le Primorski semblait mouiller dans cette zone lorsque nous l’avons survolé hier, déclara Pitt en tendant le bras vers le sud-ouest.
Il se retourna afin d’étudier la rive, vers le nord, essayant de se rappeler ce qu’il voyait de l’hélicoptère.
Giordino hocha la tête.
— Je suis d’accord. Nous devons être à peu près au bon endroit.
Pitt sortit une boussole de sa poche et arrêta un cap, puis la posa sur le banc devant lui. Suivant son relèvement à l’aide d’une lampe de poche, il maintint sa direction pendant huit cents mètres, puis vira et repartit dans l’autre sens, un peu plus vers le sud. Pendant une heure, ils poursuivirent ainsi leur quadrillage en s’éloignant du rivage, tandis que Giordino surveillait le relief du fond sur l’écran de son ordinateur.
Pitt tourna les yeux vers la rive, se préparant à faire demi-tour au bout d’une allée imaginaire, lorsque Giordino lui dit :
— J’ai quelque chose.
Pitt maintint son cap, tout en se penchant pour examiner l’image. Un objet sombre allongé commençait à se dérouler sur l’écran, suivi d’une autre ligne qui le rejoignait. L’image mit en valeur une sorte de grand A, strié de quelques barres supplémentaires.
— La longueur est d’environ douze mètres, dit Giordino. C’est sûrement la structure que nous avons vue à la poupe du Primorski la nuit dernière. C’est honteux de jeter ses déchets ainsi dans le lac.
— Honteux en effet, répondit Pitt en scrutant le cargo noir. La question, mon cher Watson, est : « Pourquoi ? ».
Lorsque Pitt se pencha pour couper le moteur, Giordino comprit qu’ils devaient chercher la réponse. Depuis le début, quelque chose dans ce cargo dérangeait Pitt. Découvrir qu’il avait été loué par le consortium Avarga avait confirmé ses soupçons. Il ne faisait guère de doute que ce navire était lié d’une manière ou d’une autre à la disparition de Sarghov et des prospecteurs pétroliers. Tandis qu’il l’étudiait de loin, Giordino remonta le sonar flottant et referma son ordinateur, puis reprit prestement les rames pour le petit voyage de retour.
Le Primorski mouillait, immobile et sombre, à l’extrémité de la promenade du bord de l’eau. Les grands semi-remorques étaient toujours garés sur la jetée adjacente, avec leurs plateaux chargés du mystérieux matériel. Un haut grillage isolait le quai des passants, dispositif renforcé par deux gardes assis dans une guérite à l’entrée. Près des camions, deux hommes étudiaient une carte étalée sur un pare-chocs, mais le navire lui-même semblait désert.
Pitt et Giordino approchèrent silencieusement par la poupe en se laissant doucement dériver sous l’ombre de la dunette. Pitt attrapa alors une aussière qui descendait jusqu’à l’eau et s’en servit pour avancer le long du ponton. Tandis que Giordino accrochait un cordage à un poteau fendu, Pitt descendait du Zodiac et se glissait sur le ponton en bois.
Les camions étaient garés à l’extrémité opposée, près de la proue, mais Pitt entendait néanmoins les voix des hommes sur la jetée déserte. Ayant repéré deux barils de pétrole rouillés, il alla s’accroupir derrière les deux masses sombres au bord du ponton. Un instant plus tard, Giordino apparaissait derrière lui.
— Aussi vide qu’une église un lundi, chuchota Giordino en scrutant le navire au calme fantomatique.
— Oui, un peu trop tranquille.
Pitt sortit la tête de sa cachette et avisa une passerelle qui menait à la cale avant. Il observa ensuite le parapet du cargo, qui se trouvait à deux mètres cinquante au-dessus du quai.
— Entrer par la passerelle ne serait pas très discret, chuchota-t-il à Giordino. Je pense qu’on peut s’aider des barils pour monter.
Pitt fît rouler adroitement l’un des deux bidons jusqu’au bord du ponton, puis grimpa dessus. Pliant les genoux, il s’élança et attrapa le barreau le plus bas du garde-fou. Il resta suspendu un instant avant de balancer son corps sur le côté, se servant de son élan pour se glisser à travers les barreaux et se hisser sur le pont. Le saut fut plus difficile pour Giordino, plus petit, qui faillit rater le parapet et resta accroché par une seule main pendant quelques secondes avant que Pitt le hisse à bord.
— La prochaine fois, je prendrai l’ascenseur, maugréa-t-il.
Ils reprenaient leur souffle tapis dans l’ombre, ce qui leur permit d’examiner le navire silencieux. Il était plus petit qu’un cargo au long cours, à peine plus de soixante-dix mètres de long. De modèle classique, il avait en son centre une superstructure encadrée d’un vaste pont à l’avant et à l’arrière. Si la coque était en acier, les ponts en teck empestaient le pétrole et le carburant diesel, pestilences assorties de vapeurs chimiques incrustées dans le bois depuis quatre décennies. Pitt observa le pont arrière qui était encombré de conteneurs en métal rassemblés près d’une seule cale. Traversant le pont sans bruit, il se glissa avec Giordino dans l’ombre d’un de ces conteneurs et les deux hommes jetèrent un coup d’œil dans la cale ouverte.
D’un côté, l’espace était occupé par des tas de tuyaux en fer de petit diamètre. Le centre de la cale était vide, mais même dans l’obscurité, on distinguait encore au sol les traces du mystérieux trépied qui s’y trouvait auparavant. Plus étonnante était une plaque de près de deux mètres de diamètre, qui scellait une bouche d’accès dans le pont au centre exact des marques au sol.
— On dirait le puits central d’un pétrolier en mer du Nord.
— Et voilà la tige de forage qui va avec, répliqua Giordino. Sauf que nous ne sommes pas sur un navire de forage.
Voilà qui était frappant. Un navire de forage contient peut-être l’équipement nécessaire pour forer la terre à la recherche de pétrole et ainsi pomper le liquide à bord, mais ce vieux cargo ne pouvait manifestement pas recueillir une goutte de pétrole, si c’était bien là son but.
Pitt ne prit pas le temps de méditer sur la question et continua plutôt en direction de la coursive bâbord. Une fois au bout, il s’arrêta et se colla contre une cloison d’étanchéité, puis jeta un regard de l’autre côté. Toujours aucun signe des occupants du navire. Il continua à progresser lentement, Giordino sur les talons, en respirant plus librement maintenant qu’ils étaient hors de vue du quai.
Ils avancèrent jusqu’à une coursive perpendiculaire qui courait sur toute la largeur de la superstructure. Une unique lumière éclairait le couloir désert d’une terne lueur jaune. Quelque part, on percevait le bourdonnement d’un générateur électrique qui rappelait celui d’un essaim de cigales. Pitt s’avança et, gantant sa main droite à l’aide de sa manche, il dévissa l’ampoule jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. Comme il n’y avait pas d’éclairage sur le quai, la coursive fut plongée dans une obscurité quasi totale.
Alors qu’ils se trouvaient à la croisée des coursives, le loquet de la porte d’une cabine se fit entendre derrière eux. Les deux hommes tournèrent vivement dans la coursive latérale, hors de vue. Sur la gauche, un compartiment faiblement éclairé attira l’œil de Pitt et il y entra, suivi de Giordino qui referma la porte derrière eux. Debout derrière la porte, guettant des bruits de pas, ils détaillèrent la pièce. Ils se trouvaient dans une salle à manger, qui semblait servir aussi de salle de réunion. Cette somptueuse pièce détonnait avec le reste du navire, en piteux état. Un tapis persan de grande valeur se déroulait sous une longue table en acajou entourée de belles chaises au dossier en cuir. Une tapisserie épaisse, des œuvres d’art choisies avec goût et quelques plantes artificielles complétaient le décor, évoquant le hall d’entrée du Waldorf-Astoria. Face à l’entrée, une double porte menait à la cuisine du navire. Sur la cloison près de Pitt, ils remarquèrent un grand écran installé à hauteur des yeux, probablement pour pouvoir visionner les vidéos envoyées par satellite.
— Agréable atmosphère pour avaler de la soupe de poisson et du bortch, murmura Giordino.
Pitt ignora le commentaire et s’approcha d’une série de cartes épinglées à un mur. Il s’agissait d’agrandissements par ordinateur de certaines parties du lac Baïkal. À plusieurs endroits, des cercles concentriques avaient été tracés à la main en rouge. Une carte de la frange nord du lac montrait une forte concentration de cercles, dont certains débordaient sur le rivage, où l’on voyait un pipeline courir d’ouest en est.
— Des projets de site de forage ? demanda Giordino.
— Sans doute. Voilà qui ne va pas faire plaisir aux écolos de Earth First ! répondit Pitt.
Giordino s’immobilisa jusqu’à ce qu’un bruit de pas, qui descendaient un escalier non loin de là, s’évanouisse. Il entrouvrit alors la porte et jeta un coup d’œil sur la coursive à présent déserte.
— Personne. Aucun signe de passagers à bord.
— Je voudrais jeter un coup d’œil à l’annexe, chuchota Pitt.
Ouvrant la porte lentement, ils se glissèrent dans le couloir et revinrent à la coursive bâbord. À l’avant, la superstructure du. cargo cédait la place au vaste pont, sur lequel s’ouvraient deux cales séparées. Le long du parapet de bâbord, près de la proue, se trouvait une vieille annexe, juchée sur un ber fixé au pont. À côté se trouvait un treuil dont les câbles, encore attachés à l’annexe, témoignaient de son utilisation récente.
— Elle est dans le champ de vision du poste de pilotage, dit Giordino en indiquant une lueur trouble qui brillait par la fenêtre saillante de la timonerie à six mètres au-dessus de leur tête.
— Seulement si quelqu’un regarde par ici, répondit Pitt. Je vais faire un saut pour jeter un bref coup d’œil.
Tandis que Giordino restait dans l’ombre, Pitt parcourut en courant le pont avant, courbé en deux, en prenant garde à rester tout près du parapet. Les lumières du quai et de la timonerie baignaient le pont d’un halo terne, traversé faiblement par les mouvements de Pitt. Du coin de l’œil, il aperçut les camions sur le quai et une poignée d’hommes qui flânaient autour. Avec ses vêtements noirs et à cette distance, il devait être presque invisible pour eux. C’étaient les occupants du poste de pilotage qui l’inquiétaient davantage.
Il atteignit le petit bateau en une vitesse record, se baissa près de la proue et s’agenouilla dans l’ombre à côté du parapet. Tandis que les battements de son cœur ralentissaient, il dressa l’oreille, à l’affût d’éventuels signes d’alarme, mais le navire demeurait silencieux. Seuls les bruits d’activité étouffés du village tout proche résonnaient sur le quai. Pitt leva les yeux vers le poste de pilotage et vit deux hommes en pleine conversation. Aucun d’eux ne prêtait attention au pont avant.
À plat ventre, Pitt sortit sa fine torche électrique et la posa contre la coque de l’annexe, puis il poussa l’interrupteur pendant juste une seconde. Le minuscule faisceau illumina une coque en bois délabrée peinte d’un rouge écarlate. Passant la main contre la coque, il sentit des copeaux de peinture s’effriter sous ses doigts. Ainsi qu’il l’avait soupçonné, c’était bien la même teinte de rouge que celle qui avait marqué le flanc tribord du Vereshchagin.
Se relevant, il s’avançait vers la proue de l’annexe lorsque quelque chose attira son regard. Il ralluma sa lampe et le bref éclair de lumière lui permit d’identifier une vieille casquette de base-ball portant l’emblème d’un sanglier cousu sur le devant. Pitt reconnut la mascotte de l’université de l’Arkansas et se rappela avoir déjà vu cette casquette : elle appartenait à Jim Wofford. Il n’y avait à présent plus aucun doute. Le Primorski était impliqué dans la tentative de naufrage du Vereshchagin et la disparition des scientifiques.
Ayant rangé sa lampe, il se releva et scruta de nouveau la passerelle. Les deux hommes étaient toujours en pleine conversation et ne prêtaient pas attention au pont en dessous d’eux. Pitt contourna lentement la proue de l’annexe, puis se figea sur place, le cerveau en alarme : son sixième sens avait détecté une présence. Une seconde plus tard, une torche halogène éclairait son visage puis un hurlement en russe, « Ostanovka ! », déchira l’air.
9
À la lueur des lumières du quai, un homme sortit de l’ombre et s’approcha à moins de deux mètres de Pitt. Il était de corpulence moyenne, avec des cheveux noirs et gras qui se fondaient à la couleur de sa combinaison de travail. Il se basculait nerveusement d’avant en arrière sur ses pieds, tout en braquant avec détermination un pistolet automatique Yarigin PYa 9 mm sur la poitrine de Pitt. L’homme se trouvait tranquillement assis dans le château avant près du cabestan d’où il surveillait la passerelle d’accès. De cette position, il avait aperçu la lueur de la torche de Pitt et s’était avancé sans bruit pour voir ce qu’il en était.
Le garde, tout juste sorti de l’adolescence, regardait Pitt de ses yeux marron furtivement. Garde professionnel ne devait pas être son métier d’origine, songea Pitt en remarquant les doigts tachés de graisse refermés sur le pistolet et qui évoquaient plutôt ceux d’un mécanicien. Pourtant, il tenait l’arme parfaitement pointée sur Pitt et il n’y avait guère de doute qu’il presserait la détente s’il le fallait.
Pitt se trouvait dans une position inconfortable, coincé entre l’annexe et le bastingage, séparé du garde d’à peine quelques mètres. Lorsque ce dernier porta une radio à ses lèvres de sa main gauche, Pitt décida d’agir. Il fallait soit lui sauter dessus en risquant d’être touché par une balle, soit passer par-dessus le parapet et tenter sa chance dans l’eau froide du lac. Ou bien, espérer que Giordino apparaisse. Mais celui-ci se trouvait à une quinzaine de mètres et entrerait immédiatement dans le champ de vision du garde dès qu’il mettrait le pied sur le pont avant.
Tandis qu’il prononçait quelques mots dans l’émetteur, le garde ne quittait pas Pitt des yeux. Celui-ci demeurait parfaitement immobile, imaginant la peine encourue pour effraction en Russie et concluant qu’un exil en Sibérie n’exigerait pas un trop long voyage. Il songea ensuite au capitaine du bateau de pêche mort à bord du Vereshchagin et se dit que le goulag sibérien était peut-être une hypothèse trop optimiste.
Il plia imperceptiblement les genoux en attendant que la réponse crépite dans la radio, espérant voir ainsi se créer une infime distraction. Lorsqu’une voix grave se fit entendre dans le combiné, Pitt approcha sa main gauche du parapet et ramassa ses jambes pour sauter par-dessus bord. Mais il n’alla pas plus loin.
L’éclair sortit du canon du Yarigin alors que la détonation fit légèrement tressaillir l’arme dans la main du garde. Pitt se figea tandis qu’un éclat de teck de la taille d’une balle de base-ball se détachait du plat-bord en bois à quelques centimètres de sa main et tombait à l’eau.
Pitt ne fit plus un seul mouvement quand il entendit un concert de cris sur le quai, provoqués plus par le coup de feu que par l’appel radio. Deux hommes déboulèrent sur la passerelle d’accès, armés chacun du même type de pistolet Yarigin qui avait failli emporter la main gauche de Pitt. Celui-ci reconnut immédiatement le deuxième individu, l’homme de barre qui avait disparu du Vereshchagin, un glaçon sans humour répondant au nom d’Anatoly. Un troisième émergea bientôt de la descente de passerelle et s’approcha, l’air autoritaire. Il avait de longs cheveux ébène et évalua la situation en un éclair de son regard sombre plein de dureté. À la lumière des quais, Pitt remarqua une longue cicatrice qui parcourait sa joue gauche, stigmate d’un combat au couteau dans sa jeunesse.
— J’ai découvert cet intrus caché derrière l’annexe, annonça le garde.
L’homme dévisagea brièvement Pitt, puis il se tourna vers deux matelots.
— Fouillez les environs à la recherche de complices. Et plus de coups de feu. Inutile d’attirer l’attention.
Les deux hommes du quai s’exécutèrent immédiatement et se séparèrent rapidement pour fouiller le pont avant, scrutant l’ombre. Pitt fut conduit au centre du pont, sous un lampadaire qui illuminait la scène.
— Où est Alexander ? demanda calmement Pitt. Il m’a dit de le retrouver ici.
Pitt ne s’attendait pas à ce que son coup de bluff fonctionne, mais il était curieux de voir comment le responsable réagirait. Celui-ci resta silencieux, se contentant de hausser les sourcils.
— Anglais ? dit-il enfin sans paraître intéressé. Vous devez être du Vereshchagin. Dommage que vous vous soyez perdu.
— Mais j’ai trouvé les responsables de la tentative de naufrage, répondit Pitt.
Dans la pénombre, Pitt put voir les joues de l’homme s’empourprer. Il retint sa colère à l’approche d’Anatoly et des autres hommes d’équipage, qui secouaient la tête.
— Pas de complices ? Alors mettez-le avec l’autre et jetez-les à l’eau sans bruit là où personne ne pourra les retrouver.
Le garde s’avança, planta le canon de son pistolet entre les côtes de Pitt et indiqua d’un signe de tête la coursive bâbord. Pitt avança à contrecœur vers la zone d’ombre où il avait laissé Giordino et emprunta la coursive, suivi du garde et des deux hommes d’équipage. Du coin de l’œil, il aperçut le chef balafré regagner la timonerie par un escalier latéral.
Une fois l’embranchement dépassé, il s’attendait à moitié à voir Giordino bondir de l’ombre sur ses assaillants, mais aucun signe de son partenaire. Une fois sur le pont arrière, il fut poussé contre l’un des conteneurs rouillés alignés contre le parapet. Il attendit calmement, sans opposer de résistance, tandis qu’un des hommes d’équipage se débattait avec un cadenas accroché au conteneur, avant de passer à l’attaque. Le garde tenait toujours un pistolet braqué sur lui, ce qui le déséquilibrait. À la vitesse de l’éclair, Pitt écarta le canon de l’arme d’un mouvement du coude gauche. Avant que le garde ait compris ce qui se passait, Pitt lui avait décoché un coup de poing circulaire en prenant tout son élan. Le coup martela la mâchoire du garde, qui fut à un cheveu du KO. Il s’écroula en reculant dans les bras d’Anatoly, et dans un cliquetis le pistolet tomba à terre.
L’autre homme tenait toujours le cadenas à la main, aussi Pitt prit-il le risque de plonger pour récupérer l’arme. Lorsqu’il heurta le sol, il eut juste le temps de tendre la main droite pour s’emparer de la crosse en polymère du Yarigin avant qu’une masse de quatre-vingt-cinq kilos lui atterrisse sur le dos. Avec un cruel sang-froid, Anatoly avait eu l’astuce de balancer le garde groggy sur Pitt, qui se retrouvait coincé sous le corps. Le temps que Pitt essaie de rouler sur le côté pour s’en débarrasser, il sentit le canon froid en acier d’un pistolet automatique pressé contre son cou. Bien qu’il eût reçu l’ordre de ne pas tirer, Pitt lâcha son arme sur le pont.
Pitt fut contraint de rester à genoux, toujours sous la menace du pistolet, jusqu’à ce que le cadenas soit détaché et que la double porte du conteneur de six mètres de long s’ouvre. Poussé sans ménagement d’une bourrade dans le dos, Pitt entra en titubant dans le conteneur et tomba sur un objet mou. À la faible lueur, il vit qu’il était tombé sur un homme, recroquevillé sur le sol du conteneur. Le corps bougea, un coude se détacha du torse et l’homme tourna son visage vers Pitt.
— Dirk... c’est gentil à vous d’être passé me voir, articula la voix rauque et fatiguée d’Alexander Sarghov.
* * *
Lorsque Pitt se fit surprendre à la proue, Giordino jura silencieusement dans l’ombre. Sans arme, il était impuissant. Il hésita à se précipiter sur le garde, mais, au vu de la trop grande distance à traverser à découvert, il se ravisa. Quand il vit le garde tirer un coup de feu d’avertissement tout près de Pitt, il abandonna l’idée de jouer les héros. Puis, en entendant les hommes du quai monter à bord, il décida de battre en retraite et d’emprunter la coursive transversale pour aller à tribord. Peut-être ainsi pourrait-il se fondre parmi les hommes qui montaient par la passerelle en planches et s’attaquer au garde à l’approche des autres.
Avançant silencieusement contre la cloison, il traversa rapidement le pont bâbord et prit la coursive transversale. Au moment où il tournait, une silhouette vêtue de noir qui arrivait en courant dans l’autre sens le percuta de plein fouet. On aurait dit une scène tirée du film muet Keystone Kops, ces deux hommes rebondissant l’un contre l’autre comme des balles en caoutchouc et tombant à la renverse sur le dos était comique. Agile comme un chat, Giordino se remit le premier du choc et sauta sur l’autre homme au moment où il se relevait péniblement. En le tenant par le torse, Giordino le cogna contre la cloison. Le crâne heurta le mur en acier avec un bruit mat et l’homme s’affaissa immédiatement entre les bras de Giordino.
A peine quelques secondes plus tard, un bruit de pas résonna sur le pont à bâbord. En se retournant vers le pont avant éclairé, il vit que Pitt était emmené vers l’arrière. Traînant vivement l’homme inconscient dans la coursive, Giordino alla se réfugier dans la salle de conférences. Il hissa le corps inanimé sur la table de réunion tout en remarquant que l’homme avait la même stature et la même salopette noire que le garde. Une fouille rapide lui apprit qu’il n’était pas armé, l’homme se trouvant être le technicien radio. Giordino lui ôta sa combinaison et la passa sur ses propres vêtements, puis il se coiffa de la casquette de pêcheur en laine noire. Satisfait de constater que dans le noir il pouvait passer pour un homme de l’équipage, il s’élança dans le corridor vers l’arrière du navire, sans la moindre idée de ce qu’il allait entreprendre par la suite.
* * *
Les vêtements de Sarghov étaient chiffonnés, ses cheveux emmêlés et son front tuméfié. Malgré son épuisement, ses yeux retrouvèrent leur vivacité lorsqu’il reconnut Pitt.
— Alexander, vous êtes blessé ? demanda Pitt en l’aidant à s’asseoir.
— Ça va, répondit-il d’une voix un peu plus ferme. Ils m’ont seulement rudoyé un peu après que j’ai envoyé au tapis un de leurs hommes, ajouta-t-il avec un léger sourire de satisfaction.
Derrière eux, les doubles portes du conteneur se refermèrent brutalement, les plongeant dans une obscurité totale. Un générateur Diesel ronronna lorsqu’un marin prit les commandes d’une grue embarquée. Le conducteur manœuvra le bras au-dessus du pont et le positionna au-dessus du conteneur ; le crochet métallique oscillait violemment. Relâchant le câble, le conducteur le laissa tomber jusqu’à ce qu’il atterrisse sur le conteneur avec un bruit métallique, puis il arrêta la machine.
À l’intérieur, Pitt saisit sa minilampe torche pour y voir plus clair, tandis que Sarghov reprenait des forces.
— Ils ont essayé de couler le Vereshchagin, dit le Russe. J’espère que votre présence ici prouve qu’ils ont échoué ?
— Il s’en est fallu de peu, répondit Pitt. Nous avons pu remorquer le navire à terre avant qu’il coule dans la baie. Les géophysiciens de Shell ont disparu. Est-ce qu’on les a embarqués ici avec vous ?
— Oui, mais nous avons été séparés en montant à bord. C’est après avoir entendu un bruit dans la coursive alors que j’étais dans ma cabine que je suis sorti, mais j’ai été accueilli par le canon d’un pistolet. Pointé par l’officier de barre, Anatoly. Lui et Tatiana nous ont conduits, sous la menace, jusqu’à une petite annexe et nous ont amenés ici. Dans quel but, ça c’est un mystère, ajouta-t-il en secouant la tête.
— Pour le moment, le plus important c’est de trouver le moyen de sortir de là, dit Pitt en se mettant sur pied.
Il étudia le conteneur, qui était vide à part quelques chiffons sur le sol.
À l’extérieur, Anatoly prenait les deux boucles de câble et en entourait le bas du conteneur. L’autre matelot, un homme mince aux cheveux gras, monta sur le conteneur et accrocha les câbles ensemble, puis il les passa dans le crochet de la grue. Le garde qui avait reçu le coup à la mâchoire se remit debout en titubant, récupéra son arme et observa le spectacle à distance.
Sautant du conteneur, l’homme mince revint aux commandes de la grue, située dans un coin sombre à quelques mètres. Posant les doigts sur la manette élévatrice, il souleva d’abord le bras jusqu’à ce que les câbles soient tendus, puis le conteneur, lentement, jusqu’à ce qu’il se balance doucement dans les airs. Les yeux rivés sur le conteneur, il ne remarqua pas la silhouette qui traversait silencieusement le pont et approchait vers lui sur le côté. Il ne vit même pas le poing qui surgit soudain de l’obscurité et le frappa sous l’oreille avec l’énergie cinétique d’un boulet de démolition. Si le coup porté à la carotide ne lui avait pas fait perdre immédiatement connaissance, il aurait pu voir le visage d’Al Giordino qui l’arrachait du poste de commande comme une poupée de chiffon et le laissait tomber sur le pont.
Giordino n’eut pas le temps de se familiariser avec les commandes. De la main droite, il actionna un levier. La chance lui sourit : le conteneur se souleva encore de quelques centimètres. Pour tester les commandes latérales, il balança de sa main gauche le bras vers l’intérieur du navire d’une cinquantaine de centimètres puis changea de sens et le dirigea vers bâbord ; le conteneur métallique effleura tout juste le parapet. Giordino maintint la grue immobile un instant, tandis que le conteneur se balançait périlleusement au-dessus de l’eau. Comme il l’avait espéré, Anatoly et l’autre garde suivaient des yeux la trajectoire du conteneur et restaient debout près du parapet pour assister à la noyade imminente. Malgré la fraîcheur de l’air de la nuit, la sueur perlait au front de Giordino tandis qu’il attendait calmement, les mains sur les commandes, le moment où Anatoly lui ferait signe de lâcher. Giordino fît lentement pivoter la grue un peu plus loin du navire, puis il attendit que le conteneur se trouve au point le plus éloigné avant d’inverser les commandes et braquer le bras sur le pont le plus violemment qu’il put.
Les deux hommes accoudés au parapet regardèrent avec stupéfaction le bras passer au-dessus d’eux tandis que le conteneur resta suspendu dans les airs une fraction de seconde. Puis Giordino le positionna afin que la masse de deux tonnes d’acier s’abatte soudain droit sur eux.
Le garde parvint à se jeter en arrière juste à temps tout en jurant vers le conteneur qui avait frôlé son visage. Anatoly n’eut pas cette chance. Plutôt que de plonger, il essaya d’esquiver l’énorme projectile. Mais en raison de sa taille il n’eut le temps de faire qu’un petit pas avant que le conteneur ne le pulvérise. Ses poumons compressés gargouillèrent avant qu’il soit projeté à l’autre bout du pont comme une poupée de chiffon.
Le garde, ébahi, regarda vers le poste de commande de la grue et jura comme un dément lorsqu’il constata que l’homme aux manettes n’était pas son collègue. Tandis qu’il cherchait son arme, Giordino poussa la manette vers la droite pour orienter la grue vers le parapet bâbord. Giordino plongea quand il vit le garde viser et tirer, évitant la balle qui passa en sifflant au-dessus de sa tête. Même accroupi, il gardait les mains sur les commandes de la grue. Le conteneur se balançait sur le côté du bateau et suivait à présent une trajectoire en arc de cercle vers le parapet. L’homme qui s’était avancé pour tirer se baissa pour esquiver le conteneur. Mais Giordino abaissa les commandes de levage, faisant descendre le bras vers le pont. Le conteneur plongea vers le pont au-dessus du tireur.
Un cri perçant retentit à la poupe tandis que le conteneur percutait le pont, se renversant sur le côté, déséquilibré par la vitesse. Ce faisant, il accrocha la jambe gauche du garde qui essayait de s’écarter. Écrasé sous le conteneur avec une jambe en bouillie, le garde hurla de douleur. Giordino sauta de la cabine, courut vers lui et posa le pied sur son poignet afin de se saisir du pistolet qui tomba de ses doigts crispés. Il ôta ensuite la casquette en laine qu’il avait empruntée et la fourra dans la bouche du garde pour étouffer temporairement ses cris.
— Prenez garde aux objets volants, marmonna Giordino à l’homme qui le regardait, les yeux vitreux emplis de douleur.
Visant le cadenas, Giordino tira deux coups à bout portant pour le faire sauter. Empoignant le levier, il ouvrit une des portes qui tomba sur le pont. Pitt et Sarghov en sortirent en roulant comme une paire de dés, puis se remirent debout en chancelant, frottant leurs membres endoloris.
— Dis-moi, tu as été opérateur de manèges de foire dans une vie antérieure ? demanda Pitt avec un sourire forcé.
— Non, je m’entraînais juste pour le bowling, rétorqua Giordino. Si vous êtes en état, les gars, je suggère de quitter les lieux en vitesse.
À l’avant du bateau, les hommes couraient en tous sens dans un concert de cris. Pitt scruta le pont à la poupe, aperçut les corps inanimés puis tourna les yeux vers Sarghov. Le scientifique épuisé progressait lentement et ne semblait pas en état de distancer quiconque ce soir-là.
— Je vais chercher le bateau. Prends Alexander et descends par le câble de mouillage à la poupe, lança Pitt.
Giordino eut à peine le temps de hocher la tête que Pitt s’était déjà élancé vers le parapet tribord. Dès qu’il l’eut enjambé, il fléchit les genoux et sauta sur le quai. Sans élan, il manqua rater la jetée, et se rattrapa in extremis en se propulsant vers l’avant, roulé en boule pour amortir sa chute.
À bord du navire, les vociférations s’étaient amplifiées alors que des faisceaux lumineux balayaient l’obscurité. Abandonnant tout espoir de passer inaperçu, Pitt courut vers le Zodiac pour échapper à ses poursuivants. Il sauta dans le bateau et fut profondément soulagé en entendant le moteur démarrer dès le premier coup de corde. Accélérant à fond, il dirigea le Zodiac vers la poupe du cargo, en ligne droite jusqu’à ce que la proue du bateau gonflable bute contre l’arcasse en acier.
Pitt coupa les gaz et leva les yeux. Au-dessus de lui, en contre-plongée, Sarghov s’agrippait faiblement au câble.
— Laissez-vous aller, Alexander ! lui enjoignit-il.
Pitt se leva et réceptionna tant bien que mal le Russe corpulent qui s’était laissé tomber dans le bateau avec la légèreté d’un sac de farine, quand un pistolet automatique siffla soudain, arrosant le navire, et le ponton d’une demi-douzaine de balles. Une seconde plus tard, Giordino s’accrochait au câble et s’y laissait glisser pour ne plus se trouver qu’à une dizaine de centimètres du bateau. Tandis que le concert de cris reprenait sur le cargo, il se laissa tomber en silence.
— Sortie de scène par la gauche, lança-t-il.
Pitt faisait déjà vrombir le moteur, il fallait contourner la poupe du navire et revenir sur bâbord avant de s’échapper vers l’intérieur du lac. Le Zodiac s’élança bientôt sur sa coque en fibre de verre, faisant décoller les boudins de la surface pour prendre de la vitesse. Pendant quelques secondes, encore dans le champ de vision du bateau et du quai, les trois hommes durent se baisser afin d’esquiver les coups de feu.
Mais les balles se perdirent dans la nuit. Pitt jeta un regard derrière lui et vit six hommes appuyés contre le parapet bâbord, qui se contentaient de regarder le petit bateau disparaître dans l’obscurité.
— Bizarre qu’ils n’aient pas plus insisté, fit remarquer Giordino.
— Surtout que tu avais déjà réveillé tout le voisinage avec ta démonstration de tir à la Lucky Luke, renchérit Pitt.
Il ne prit pas la peine de cacher sa direction et mit le cap sur le Vereshchagin. Quelques minutes plus tard, à l’approche du navire de recherche, Pitt alla se ranger près d’une échelle à tribord. À terre, le jeune policier qui avait remarqué leur arrivée soudaine leur ordonna d’arrêter. Sarghov se mit debout et lui cria quelques mots en russe. L’agent sembla rapetisser, puis il tourna rapidement les talons et s’élança vers le village.
— Je lui ai dit d’aller réveiller le commissaire, expliqua Sarghov. Il va nous falloir des renforts pour fouiller ce cargo.
Rudi Gunn, qui arpentait le pont avec anxiété depuis leur départ, entendit les cris et s’élança de la passerelle à la rencontre des trois hommes qui se hissaient à bord.
— Pr Sarghov, vous allez bien ? demanda Gunn en voyant son visage enflé et ses vêtements tachés de sang.
— Je vais bien. Si vous pouviez me trouver le capitaine, ce serait très aimable à vous.
Pitt guida Sarghov jusqu’à l’infirmerie tandis que Gunn allait réveiller le médecin de bord et le capitaine Kharitonov. Giordino dénicha une bouteille de vodka et leur servit une tournée tandis que le médecin examinait Sarghov.
— On a failli y passer, déclara le scientifique russe après avoir repris des couleurs et des forces grâce à la vodka qui lui fouettait le sang.
— Je suis redevable à mes amis de la NUMA, dit-il en levant un second verre à la santé des Américains.
— À votre santé, répondit Pitt en buvant le sien.
— Vashe zdorovié ! répondit Sarghov avant d’avaler son deuxième verre comme s’il s’agissait d’eau.
— Savez-vous ce qu’il est advenu de Theresa et des autres ? demanda Giordino, le front plissé par l’inquiétude.
— Non, nous avons été séparés au moment d’embarquer. Apparemment, moi, ils voulaient me tuer, donc je suppose qu’ils devaient vouloir les garder en vie pour une raison ou une autre. J’imagine qu’ils sont toujours sur le navire.
— Alexander, tu es sain et sauf ! s’exclama le capitaine Kharitonov en entrant en trombe dans l’infirmerie bondée.
— Il a une entorse du poignet et de nombreuses contusions, rapporta le médecin tout en appliquant un pansement sur le visage balafré de Sarghov.
— Ce n’est rien, dit Sarghov en faisant signe au médecin de s’écarter. Écoute, lan, le cargo du groupe pétrolier Avarga... il n’y a aucun doute sur leur responsabilité dans le sabotage de ton navire. Ton officier de pont, Anatoly, il travaillait pour eux, et probablement cette femme aussi, Tatiana.
— Anatoly ? Je l’ai engagé quand mon officier habituel est tombé gravement malade à la suite d’une intoxication alimentaire. Quelle traîtrise ! jura le capitaine. Je vais appeler les autorités immédiatement. Ces voyous ne vont pas s’en tirer comme ça.
Les autorités, c’est-à-dire le commissaire de police et son jeune assistant, arrivèrent près d’une heure plus tard, accompagnés des deux enquêteurs d’Irkoutsk. Il avait fallu tout ce temps à l’arrogant commissaire pour se lever, s’habiller et déguster un petit déjeuner matinal composé de saucisses et de café, avant de se diriger nonchalamment vers le Vereshchagin tout en passant prendre les deux enquêteurs à leur auberge.
Sarghov relata une nouvelle fois son enlèvement, que Pitt et Giordino complétèrent en racontant l’épisode du mât de charge manquant et leur fuite du cargo. Les deux hommes d’Irkoutsk prirent peu à peu la main sur l’interrogatoire, posant des questions plus profondes et plus intelligentes. Pitt remarqua que tous deux semblaient témoigner un certain respect au scientifique russe, mêlé d’un soupçon de familiarité.
— Il serait prudent de fouiller le cargo avec notre équipe au grand complet, annonça le commissaire avec emphase. Sergueï, veuillez réveiller les forces de sécurité auxiliaires de Listvyanka pour qu’ils viennent au rapport au quartier général.
Une nouvelle heure s’écoula encore avant que le petit contingent d’agents de police s’ébranle vers le mouillage du cargo, mené par le vaniteux commissaire. L’aube s’annonçait, jetant une lueur grise sur la brume humide qui flottait alentour. Pitt et Giordino, en compagnie de Gunn et Sarghov, passèrent à la suite des policiers par le portail ouvert du quai. Celui-ci était désert et Pitt commençait à avoir un pressentiment désagréable lorsqu’il se rendit compte que les trois camions garés près du cargo avaient disparu.
Le commissaire s’élança sur la passerelle en bois en appelant le capitaine, mais il ne rencontra aucun autre écho que le bourdonnement du générateur. Pitt le suivit jusqu’à la timonerie déserte, d’où le journal de bord et les cartes de navigation avaient disparu. Lentement et méthodiquement, les policiers fouillèrent le cargo tout entier, mais celui-ci avait été méticuleusement vidé. On ne découvrit rien qui eût pu incriminer le navire, ni personne à la ronde pour raconter son histoire.
— C’est ce qui s’appelle abandonner le navire, marmonna Giordino en secouant la tête. Même les cabines ont été débarrassées de tous les effets personnels. Ils n’ont pas perdu de temps.
— Ils n’ont pas pu faire cela au pied levé pendant le laps de temps où nous étions absents. Non, cela signifie qu’ils avaient déjà terminé et qu’ils s’apprêtaient à filer quand nous sommes montés à bord. Je parie que de toute façon il n’y a jamais eu d’effets personnels ou d’objets permettant d’identifier l’équipage. Ils avaient prévu de laisser un navire vide.
— En enlevant une équipe de prospecteurs pétroliers, compléta Giordino, l’esprit focalisé sur Theresa.
Après un long silence il regagna la timonerie, espérant y dénicher un indice sur la destination des camions.
Pitt se trouvait sur l’aileron de passerelle d’où il contemplait le pont arrière et ses conteneurs vides. Il s’interrogeait en vain sur l’enlèvement et le sort des géophysiciens. La lueur rose du soleil levant baigna le navire dans une lumière cotonneuse et illumina les entailles creusées dans le pont là où se dressait la nuit précédente le mât de charge désormais noyé. Les secrets qui avaient habité ce navire s’étaient évanouis avec l’équipage, et le chargement s’était volatilisé dans la nuit. Mais le mât de charge submergé, ils n’avaient pas pu le cacher. Et Pitt soupçonnait, en son for intérieur, qu’il était une des clés du mystère.